«Le Grand Continent»: un médium au service d’une élite?

Publié le 15 juillet 2022
Trois ans après la création de la plateforme de débat politique «Le Grand Continent», et à l’occasion de la publication de tous ses contenus en espagnol, nous présentons son fonctionnement, et nous vérifions la leçon de McLuhan sur la détermination par le médium du message. Ici il s’agit de celui élaboré par des universitaires et des intellectuels, qui bien qu’ils soient d’horizons idéologiques différents appartiennent au même réseau, et étaient restés quelque peu en deçà du débat public.

En 2018, ferme la revue Les Temps modernes. En 2020, c’est le tour de la revue Le Débat, dont les fondateurs déplorent «un désintérêt des élites pour les humanités» et «que la polémique médiatique [a] pris le pas sur la discussion démocratique1». Ces deux revues n’ont pas survécu au tournant numérique. D’autres, comme la revue Esprit poursuivent leur chemin, et proposent maintenant la classique édition papier mensuelle en complément de l’édition numérique.

Une plateforme au centre d’un réseau

En 2018, un petit groupe de jeunes élèves de la très française Ecole normale supérieure (ENS) a initié un travail qui a mené à la création de la plateforme Le Grand Continent (GC), qui stimule maintenant le débat politique et intellectuel à l’échelle continentale. La plateforme diffuse la voix d’un nombre important de chercheurs en sciences humaines et sociales, qui avaient du mal à intéresser un public large. En effet, elle se place au centre d’un réseau où elle valorise des résultats scientifiques dispersés. A ce jour, ce sont plus de 1’300 signatures et 3’000 contributeurs de haut niveau qui ont participé au GC, parmi lesquels l’historien italien Carlo Ginzburg, Henry Kissinger, le prix Nobel d’économie Jean Tirole, les prix Nobel de littérature Olga Tokarczuk et Mario Vargas Llosa. Nous verrons pourtant que le GC n’est pas seulement un canal pour la diffusion de savoirs académiques.

Processus de création d’un médium hybride

Gilles Gressani, 31 ans, originaire de la Vallée d’Aoste en Italie, directeur éditorial du GC, nous a raconté comment, après un séjour d’études aux Etats Unis, il a d’abord publié avec quelques autres une simple newsletter en ligne. Après cette Lettre du dimanche, suit l’organisation de soirées de débats à l’ENS, tous les mardis. Puis, sont organisées des leçons magistrales, avec des orateurs de grand renom, qui atteignent le grand public grâce à un format mixte. Comptent parmi les orateurs Patrick Boucheron, Toni Negri, Thomas Piketty et Elisabeth Roudinesco. Les conférences sont retransmises dans quinze villes européennes et à New York, avec un accompagnement local assuré en grande partie par le réseau des Instituts français et de doctorants ou de jeunes professeurs liés à l’ENS. Dans une étape ultérieure, la Lettre du dimanche se scinde en deux, donnant naissance à la Lettre du lundi, qui se focalise sur les aspects plus techniques de la première. Au printemps de cette année est paru chez Gallimard le premier volume papier du GC, sous le titre Politiques de l’interrègne. Ainsi se présente la plateforme du GC, dans son format actuel.

Une ambition européenne

Depuis le début, toutes les publications du GC sont en français, mais il est prévu de les traduire dans quatre autres langues: espagnol, italien, allemand, et polonais. «Pas en anglais pour le moment, parce que le lectorat anglophone a déjà des revues de référence, comme Foreign Affairs, The Atlantic, ou The Economist». La version intégrale en espagnol a été lancée début juin. On lit à travers ce choix linguistique une ambition continentale. En effet, dès le départ, la question de «l’échelle pertinente» s’est posée. L’Europe se présente d’abord ici, non pas comme objet d’étude, ou objectif politique, mais plutôt comme le cadre ayant l’échelle correcte pour aborder un certain nombre de questions, telles que la gestion de la crise du Covid.

Proche du pouvoir

Un pic d’audience du GC a été atteint avec la diffusion du texte d’une interview accordée par le Président de la République française, Emmanuel Macron, en novembre 2020, et qui a porté sur sa vision du monde post-Covid. L’interview, lue par plus d’un million de personnes dans les cinq langues, a suscité des réponses, des critiques, et des analyses à l’échelle européenne. Ainsi, le GC a obtenu une sorte d’onction de l’Elysée. Cependant, politiquement, le GC ne revendique aucun positionnement particulier. Gilles Kepel, professeur à l’ENS, qui a accueilli dans la collection qu’il dirige la version papier du GC, le voit même comme un «antidote au poison de l’idéologie, qui intoxique l’université en sciences humaines». 

Influencer le débat

De fait, le GC va jusqu’à influencer le débat, en créant l’actualité. «Tout récemment, nous dit Gressani, la question de la planification écologique a été discutée dans un texte paru dans le volume papier, ainsi que dans plusieurs publications dans la revue en ligne, et les newsletters etc. Ce thème a été repris par une partie importante de l’espace politique et institutionnel, dont l’Elysée, et a fini par faire l’objet de la couverture et d’une double page du Monde». Il est intéressant de comparer cette façon de fonctionner avec celui de la revue Foreign Affairs (FA), qui est une des références pour l’équipe du GC. Créée dans les années 1920, produite par un think tank composé de diplomates, financiers, universitaires et avocats, elle est proche des sphères du pouvoir américain, sur lesquelles elle a une influence considérable. Contrairement au GC, le rayonnement de FA a une source centrale, tandis que le GC rayonne grâce au réseau diffus construit à partir de celui des institutions qui le portent réuni autour du Groupe d’études géopolitiques.

Elargir l’audience

Gressani est conscient que pour l’instant le GC est un produit d’élite, même si chaque mois plus de 350’000 personnes reviennent sur la plateforme après une première visite, et plus de 40’000 lecteurs sont abonnés à sa newsletter. Le GC prévoit de créer des formats vidéo et des podcasts, pour atteindre de nouveaux publics. Là aussi il est intéressant de comparer avec le développement suivi par FA, qui après être passé au format numérique en 2009, depuis 2013 a souhaité étendre son influence et présenter ses produits à un public plus large, en allant au-delà de son «appel trimestriel bancal», comme l’a dit son éditeur Gideon Rose dans un entretien avec POLITICO

Pas de médium, pas de message

A première vue, en créant le GC, Gressani et co. auraient simplement fourni à la communauté universitaire un moyen de diffusion des savoirs qu’elle a élaborés. Il apparaît au contraire que la plateforme a rendu plus visibles, opérationnels et efficaces des réseaux liés à l’une des institutions d’où sortent les élites intellectuelles de l’Hexagone. Ce faisant, ce sont précisément les membres de ces réseaux qui s’expriment à travers le GC, avec le discours qui leur est propre. C’est d’ailleurs ce que peut signifier une affirmation souvent répétée par Gressani, à savoir que «le GC se veut structurant du débat, plutôt que structuré». Quoi qu’on en pense, avant la création du GC, le message qu’il porte était difficilement audible, et … il manquait au débat.


1Le Monde, 20 septembre 2020.

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