La liberté d’expression ou le droit d’être en désaccord

Publié le 20 juillet 2020
Dans une lettre publiée dans le magazine Harper's, d'éminents écrivains et universitaires américains ont applaudi aux récentes protestations pour la justice raciale et sociale, pour plus d'égalité et d'inclusion, mais ils ont mis en garde contre l'autocensure qui appauvrit le débat public: «Nous devons préserver la possibilité d'une dissidence sans conséquences professionnelles désastreuses», ont-ils déclaré.

Cette lettre fait suite à plusieurs licenciements dans le monde universitaire et de l’édition, à l’interdiction ou au retrait d’expositions artistiques considérées comme «offensantes» pour la sensibilité d’une minorité et au harcèlement sur les réseaux de ceux qui ont des opinions qui ne sont pas considérées comme politiquement correctes. 
La lettre ouverte signée par plus de 150 intellectuels − entre autres par des personnalités telles que Noam Chomsky, Gloria Steinem, Ian Buruma ou Margaret Atwood − rendue publique mardi passé dans le magazine Harper’s, a suscité une intense controverse.
Cette prise de position alimente une controverse brûlante aux Etats-Unis relative au nouveau seuil de tolérance zéro pour des iniquités telles que le racisme, le sexisme ou l’homophobie. Elle pointe également certains excès qui cherchent à faire taire toute dissidence. Les critiques appellent cela cancel culture, ce qui se traduit littéralement par «culture de l’annulation», c’est-à-dire la tendance à rejeter tout ce qui est controversé, des statues aux idées, aspiration considérée comme «l’élément vital d’une société libérale». Une culture qui doit donc être repensée, surtout à un moment où «les forces illibérales ont un puissant allié en Donald Trump».

L’une des récentes controverses a été suscitée par la démission de James Bennet, opinion editor du New York Times au début de ce mois. La raison: la publication du l’op-ed (opinion d’une personne qui n’entretient pas habituellement de liens avec la rédaction du journal) d’un sénateur «trumpiano» qui a appelé à l’utilisation des forces armées pour mettre fin aux manifestations suite au meurtre de l’Afro-Américain George Floyd par la police de Minneapolis. Un article qui a entraîné confusion et vacarme, puis les excuses du journal et enfin la démission de Bennet.

Le tweet ironique de J. K. Rowling 

Un autre exemple de ce type de situation a été mis en évidence il y a quelques jours par l’une des signataires de la lettre, J. K. Rowling, créatrice de la série de livres Harry Potter. L’écrivain britannique a ironiquement tweeté sur un texte qui utilisait l’expression «personnes en période de menstruation» au lieu de «femmes». Elle a été soumise suite à ces propos à une vague de critiques et d’accusations de transphobie, ainsi qu’à des déclarations publiques de collègues et d’acteurs des films basés sur ses livres qui différaient de son point de vue. Certaines librairies ont même cessé de vendre ses livres.
Une lutte entre le bien et le mal (subjectif) à censurer. Une dérive dangereuse qui, dans certaines universités américaines, selon le journal italien Il Corriere, a abouti à l’interdiction des œuvres de Shakespeare, comme «Tito Andronico», accusé non moins inconsciemment d’être une apologie du viol, ou d’Euripide et de Sophocle. Certaines sont allées jusqu’à l’expulsion des œuvres d’Hemingway et, bien sûr, du livre «Lolita»  de Nabokov.
A Londres, les œuvres d’Egon Schiele, l’artiste autrichien persécuté il y a cent ans à Vienne pour «indécence», ont été interdites. Ces  peintures, selon la nouvelle inquisition, présenteraient une image sexiste des femmes.
Est-il judicieux de mesurer les artistes du passé par rapport au système de valeurs d’aujourd’hui?
Bien que certains aient accusé les signataires d’hypocrisie de ne se rebeller que lorsque cette tendance à la censure affecte leurs intérêts, il semble que l’objectif de la lettre soit atteint: un débat ouvert est initié.  


Lire la lettre ouverte

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Quand la France et l’UE s’attaquent aux voix africaines

Nathalie Yamb est une pétroleuse capable de mettre le feu à la banquise. Elle a le bagout et la niaque des suffragettes anglaises qui défiaient les élites coloniales machistes du début du XXe siècle. Née à la Chaux-de-Fonds, d’ascendance camerounaise, elle vient d’être sanctionnée par le Conseil de l’Union européenne.

Guy Mettan
Accès libre

«Désinformation»: le nouveau mot pour interdire les opinions

Faut-il vérifier et interdire les «fake news»? Pas systématiquement selon le journaliste allemand Jakob Schirrmacher, spécialisé dans l’éducation aux médias. Car la démocratie ne peut être protégée en restreignant la liberté d’expression et la contribution au débat. Dans son ouvrage, «Désinforme-toi!», il s’inquiète de l’ingérence de l’Etat dans le débat (...)

Heinz Moser

Ci-gît le libéralisme, trahi par les siens

Le libéralisme économique a été tué par l’étouffement progressif de la concurrence, le libéralisme politique a été miné par l’effritement de la classe moyenne, les «droits humains» sont de plus en plus bafoués et le libéralisme des libertés a été éviscéré.

Guy Mettan

Aux USA, la chasse aux livres «dangereux» se renforce

Des auteurs supprimés, comme Noam Chomsky ou Anne Frank. Des sujets bannis, comme l’avortement et l’homosexualité, la lutte contre les discriminations et celle contre le racisme. Nos confrères du magazine italien «L’Espresso» relatent comment, dans l’Amérique trumpienne, des bibliothèques sont épurées de livres jugés dangereux pour la suprématie américaine.

Patrick Morier-Genoud

Vive la censure! Vraiment?

Faut-il mieux surveiller les réseaux sociaux – autrement dit renforcer la censure – pour protéger la démocratie? C’est ce que propose le conseiller national écologiste Raphaël Mahaim.

Jacques Pilet

Vous avez dit liberté d’expression?

Soit la liberté d’expression existe, et elle existe pour tout le monde; soit elle est limitée, et elle est limitée pour tous. Où sont ceux qui, comme dans la formule prêtée à Voltaire, seraient prêts à se battre pour laisser dire des opinions qu’ils ne partagent pas?

Guy Mettan

Comment l’Allemagne flingue un magazine

Emois chez les juristes allemands. La ministre de l’Intérieur Nancy Faeser a ordonné l’interdiction immédiate du magazine d’extrême droite «Compact». Ses locaux ont été perquisitionnés, son site internet débranché. Cette feuille qui existe depuis 2010 se distingue par sa xénophobie, son islamophobie, comparable, pour une part, à la ligne d’Eric (...)

Antoine Thibaut
Accès libre

Julian Assange et la Suisse, une longue histoire

Assange est enfin libre! Après quatorze ans de harcèlement judiciaire scandaleux et cinq ans de réclusion dans une cellule de haute sécurité pendant 23 heures sur 24, on ne peut que s’en réjouir. Même si cette joie laisse un petit goût amer, dans la mesure où cette libération n’a pu (...)

Guy Mettan

La démocratie… tout en souplesse

Il y a des jours où l’accumulation d’informations finit par troubler nos certitudes. Celle, par exemple, de savoir l’Europe ancrée dans la démocratie. A chacun d’en juger…

Jacques Pilet
Accès libre

Dérapage de la RTS?

Après l’émission «Les Beaux Parleurs» du 17 mars dernier, la RTS a exprimé des «regrets» pour les propos «outranciers» du chroniqueur Slobodan Despot, tenus à propos des pays baltes. Notre lectrice Myriam Demierre s’interroge: où s’arrête donc la liberté d’expression? Et que nous dit cet incident médiatique de la mission (...)

Bon pour la tête

Christophe Bier, toujours fidèle à ses obsessions

Ecrivain, réalisateur, acteur, éditeur, Christophe Bier a une connaissance intime du mauvais genre, que ce soit au cinéma, dans la littérature ou les arts graphiques. Chroniqueur pour la radio France Culture, il publie un deuxième volume de ses «Obsessions», cent trente-deux chroniques insolentes et iconoclastes, cent trente-deux pieds de nez (...)

Patrick Morier-Genoud
Accès libre

Les sorcières sont de retour!

Inspirée par un rêve, Anne Voeffray a mené une démarche photographique de longue haleine visant à célébrer les «sorcières» du XXIème siècle. Son travail a été rassemblé dans un livre paru récemment. Au menu: une centaine de signalements photographiques et de fiches anthropométriques, selon le modèle inventé par Alphonse Bertillon.

Accès libre

Elon Musk, roi-soleil de l’autocratie numérique

Elon Musk cherche à nous rendre libres. Si, si! La preuve: c’est pour ça qu’il a racheté Twitter, ce réseau social aux 330 millions d’abonnés. Pour délivrer notre parole, nous faire jouir sans entrave du pouvoir de dire n’importe quoi et le pire du pire. «Je suis un absolutiste de (...)

Accès libre

La «Tyrannie du Bien», et comment s’en sortir

Le journaliste Guy Mettan, contributeur régulier de «Bon Pour La Tête», publie un nouveau livre dans lequel il dénonce la «Tyrannie du Bien» qui gangrène, selon lui, nos sociétés occidentales. L’ouvrage prend la forme d’un «Dictionnaire de la pensée (in)correcte», s’inspirant du «Dictionnaire des idées reçues» de Flaubert. Son but: (...)

Accès libre

Qui autorise qui à rire de quoi?

Un sketch de la comédienne Claude Inga-Barbey crée la polémique. Est-elle une vilaine raciste anti-Asiatiques et anti-transsexuels ou au contraire une sainte martyre de la liberté d’expression? Et chacun, selon sa posture, de nous expliquer ce qu’est l’humour et ce qu’il n’est pas. La principale intéressée, elle, a décidé de (...)

Accès libre

Vers un ministère de la Vérité?

Quelques politiciens perdent leur sang-froid. Ils plaident pour des sanctions contre les diffuseurs de fausses informations.