La puissante lettre d’un directeur de lycée milanais à ses élèves

Publié le 27 février 2020

Le lycée scientifique Alessandro Volta de Milan – © LSV FB

Les autorités italiennes ont fermé les écoles, mais le virus le plus dangereux ne s’appelle pas Covid-19: c’est celui qui, porté par la peur, empoisonne les rapports humains. Prenant appui sur Manzoni, Domenico Squillace, directeur du lycée technique Volta à Milan, a écrit à ses élèves. Sa lettre a fait le buzz. Un délicieux antidote à la panique.

Traduit par Anna Lietti


Aux élèves du lycée Volta.

 

«La peste, que le tribunal de la santé avait craint de voir entrer dans le Milanais avec les bandes allemandes, y avait en effet pénétré avec elles, comme le lecteur en est instruit; et il sait également qu’elle ne s’y arrêta pas, mais qu’elle envahit et ravagea une grande partie de l’Italie…»

 

Avec ces mots s’ouvre le chapitre 31 des Fiancés [roman d’Alessandro Manzoni et grand classique scolaire, NDLR], un chapitre, avec le suivant, entièrement consacré à l’épidémie de peste qui s’abattit sur Milan en 1630. C’est un texte lumineux et d’une extraordinaire modernité que je vous conseille de lire avec attention, tout spécialement en ces jours de confusion. Il y a déjà tout dans ces pages: la certitude que les étrangers sont dangereux, les dissensions au sein des autorités, la recherche spasmodique dudit patient zéro, le mépris pour les experts, la chasse aux graisseurs [accusés, durant l’épidémie milanaise, de diffuser la maladie via des onguents infectés, NDLR], les rumeurs sauvages, les remèdes les plus absurdes, la razzia sur les biens de première nécessité, l’urgence sanitaire… Dans ces pages, vous tomberez entre autres sur des noms que vous connaissez sûrement puisque vous fréquentez les rues voisines de notre lycée et que ce dernier s’érige, ne l’oublions pas, au milieu de ce qui fut le lazaret de Milan: Ludovico Settala, Alessandro Tadino, Felice Casati entre autres. Tout ceci pour dire que ces pages semblent tout droit sorties d’un journal d’aujourd’hui, plus encore que du roman de Manzoni.

Les Fiancés, l’histoire milanaise du XVIIe siècle.

Chers élèves, rien de nouveau sous le soleil pourrais-je me contenter de penser, et pourtant, notre établissement est fermé et je dois vous parler. Notre institution est une de celles qui, avec ses rythmes et ses rites, ponctue le cours du temps et de la vie harmonieuse en société; ce n’est pas un hasard si l’obligation de fermer les écoles n’est décidée par les autorités que dans des cas très rares et vraiment exceptionnels. Il ne m’appartient pas de juger de l’opportunité de la mesure présente, je ne suis pas un expert, je respecte les autorités, je leur fais confiance et j’observe scrupuleusement les conseils à la population. Mais aussi je tiens à vous dire: gardez votre sang-froid, évitez de vous laisser entraîner dans le délire collectif, continuez — avec les précautions d’usage — de mener une vie normale. Profitez de ces journées pour faire des promenades, pour lire un bon livre; il n’y a aucune raison — si vous vous sentez bien — de rester enfermés à la maison. Il n’y a aucune raison de prendre d’assaut supermarchés et pharmacies, laissez les masques à ceux qui sont malades – il n’y a qu’à eux qu’ils soient utiles. La vitesse à laquelle la maladie peut gagner l’autre bout du monde est fille de notre époque, il n’existe aucun mur qui puisse l’arrêter, il y a quelques siècles elle voyageait aussi, seulement un peu plus lentement. Un des risques majeurs en de telles situations, nous apprennent Manzoni et aussi Boccace, c’est l’empoisonnement de la vie sociale, des rapports humains. C’est la barbarie qui gagne la vie en société. Lorsque nous nous sentons menacés par un ennemi invisible, notre instinct atavique est de voir l’ennemi partout et nous courons le danger de considérer chacun de nos semblables comme une menace, un agresseur potentiel. Depuis les épidémies du XIVe et au XVIIe siècle, nous avons développé l’arme puissante qu’est la médecine moderne, ce n’est pas rien, croyez-moi. Faisons appel à l’esprit rationnel qui l’a engendrée pour préserver notre bien le plus précieux: nos liens sociaux, notre humanité. Si nous n’y parvenons pas, la peste aura gagné pour de bon.

Je me réjouis de vous accueillir à l’école,

Domenico Squillace


La lettre en version originale, c’est ici

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