Publié le 18 novembre 2020
Cet article de Giorgio Agamben, contribution au débat et à la réflexion sur la société du Covid-19, traduit et présenté par Florence Balique, est paru sur le site LundiMatin, le 15 novembre dernier.

Présenté comme mesure visant à limiter la contamination, le port du masque généralisé a été imposé sans qu’un réel débat fournisse les preuves scientifiques de son efficacité et de son innocuité. Comme une idée fixe qui aspire la politique, la présence du virus se manifeste par la disparition du visage. On peut émettre un doute légitime sur le bien-fondé de cette nouvelle règle de vie, à l’effet spectaculaire. Plus encore, ne convient-il pas de questionner la métamorphose achevée que la vie masquée inflige à notre société ? Dans le geste prétendument sanitaire, Giorgio Agamben déchiffre une défiguration qui semble abolir la cité des hommes. À la séparation réalisée par l’exigence de « distanciation sociale » s’ajoute l’effacement des traits émouvants où se dessine la reconnaissance : le masque est signe d’une amputation politique de l’humain réduit à la transmission mécanique de messages. Qui ne voit à présent le délitement forcé du lien sensible, toujours inédit et incontrôlable, affinité qui vient se peindre sur le visage, lieu de l’ouverture sans quoi le monde devient monstre ?


Un pays sans visage, Giorgio Agamben


Ce qu’on appelle visage ne peut exister chez aucun animal excepté l’homme, et il exprime le caractère — Cicéron

Tous les êtres vivants sont dans l’ouvert, ils se montrent et se communiquent les uns aux autres, mais seul l’homme a un visage, seul l’homme fait de sa manière d’apparaître et de se communiquer aux autres êtres humains sa propre expérience fondamentale, seul l’homme fait du visage le lieu de sa propre vérité.

Ce que le visage expose et révèle n’est pas quelque chose qui peut être dit en mots, formulé dans telle ou ou telle autre proposition signifiante. Dans son propre visage l’homme se met inconsciemment en jeu lui-même, c’est dans le visage, avant que dans la parole, qu’il s’exprime et se révèle. Et ce que le visage exprime n’est pas seulement l’état d’âme d’un individu, c’est avant tout son ouverture, sa manière de s’exposer et de se communiquer aux autres hommes.

C’est pourquoi le visage est le lieu de la politique. S’il n’y a pas une politique animale, c’est seulement parce que les animaux, qui sont déjà toujours dans l’ouvert, ne font pas de leur exposition un problème, ils y demeurent simplement sans s’en préoccuper. C’est pourquoi ils ne s’intéressent pas aux miroirs, à l’image en tant qu’image. L’homme, à l’inverse, veut se reconnaître et être reconnu, il veut s’approprier sa propre image, il cherche en elle sa propre vérité. De cette façon il transforme l’ouvert en un monde, dans le champ d’une incessante dialectique politique.

Si les hommes avaient à se communiquer toujours et seulement des informations, toujours telle ou telle autre chose, il n’y aurait jamais, à proprement parler, de politique, mais uniquement échange de messages. Mais puisque les hommes ont avant tout à se communiquer leur ouverture, c’est-à-dire une pure communicabilité, le visage est la condition même de la politique, ce en quoi se fonde tout ce que les hommes se disent et échangent. Le visage est, en ce sens, la vraie cité des hommes, l’élément politique par excellence. C’est en se regardant en face que les hommes se reconnaissent et se passionnent les uns pour les autres, perçoivent ressemblance et diversité, distance et proximité.

Un pays qui décide de renoncer à son propre visage, de couvrir avec des masques en tout lieu le visage de ses propres citoyens est, alors, un pays qui a effacé de soi toute dimension politique. Dans cet espace vide, soumis à chaque instant à un contrôle sans limites, se meuvent maintenant des individus isolés les uns des autres, qui ont perdu le fondement immédiat et sensible de leur communauté et peuvent seulement échanger des messages adressés à un nom désormais sans visage. À un nom désormais sans visage.


Présentation et traduction (Florence Balique), à partir de l’article publié sur le site Quodlibet, le 8 octobre 2020. Reproduit avec l’aimable autorisation de LundiMatin. 

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