Un mur de plus de 700 km de long, 3 fois plus haut que le mur de Berlin

Publié le 5 août 2022
Depuis l'été 2002, les gouvernements israéliens successifs construisent une barrière - souvent avec l'aide de travailleurs palestiniens, comme le montre le film «The Last Supper». Il s’agit en grande partie d'une clôture électrifiée, mais autour de villes comme Jérusalem ou Bethléem se dresse un mur pouvant atteindre neuf mètres de haut. Avec une route de patrouille pour l'armée, des fossés et des chemins de sable pour reconnaître les empreintes de pas, la zone-tampon peut atteindre 100 mètres de large par endroits.

Cet article de Johannes Zang1 a été initialement publié sur Infosperber.ch le 4 août 2022 et traduit par nos soins


Les autorités israéliennes parlent de clôture antiterroriste ou de sécurité. Pour le publiciste Doron Schneider, face à «cette vague de terrorisme hideuse, Israël n’avait pas d’autre choix que de mettre en place une barrière (…) destinée à arrêter ceux qui sont en route pour se faire exploser au milieu de nous».

Dès 1995, le Premier ministre Rabin, du parti travailliste Avoda, avait proposé d’empêcher les attentats-suicides au moyen d’une barrière de sécurité. Lorsque, lors de la deuxième Intifada à partir de l’automne 2000, de plus en plus d’Israéliens ont été tués dans des attentats terroristes, cette idée a été ressortie des tiroirs. En avril 2002, le gouvernement israélien a décidé de démarrer la construction. Auparavant, l’armée avait procédé, par ordonnances, à la saisie des terres sur lesquelles le mur serait bâti.

En 2010, 60% du chantier était achevé. Depuis, ce dernier a ralenti: seuls 5% ont été ajoutés, probablement pour des raisons budgétaires. Chaque kilomètre coûte tout de même deux millions de dollars, et une fois terminé, le coût devrait atteindre entre deux et trois milliards de dollars.

Peu d’attentats évités

Les attentats-suicides des années 2000, qui ont fait des centaines de morts, ont nettement diminué depuis vingt ans. Que la «clôture antiterroriste» en soit la cause, toutefois, le journaliste juif israélien Danny Rubinstein en doute. Même si ses compatriotes attribuent à la quasi unanimité le recul du nombre d’attentats à la présence du mur, Rubinstein estime que «cela n’a absolument rien à voir. Pourquoi? Au petit matin, j’allume la radio et j’entends que la police des frontières israélienne a arrêté 300 ou 500 travailleurs palestiniens sans permis à Tel Aviv. Alors si 500 y parviennent, pourquoi pas un kamikaze? » 

L’ONU lui donne raison. L’agence OCHA à Jérusalem-Est a publié les conclusions suivantes: «Malgré la barrière, au moins 14’000 Palestiniens à la recherche d’un travail sont entrés clandestinement en Israël de janvier à mars 2013, jour après jour, sans les laissez-passer requis». Cette situation n’a guère changé aujourd’hui, comme le prouvent les films et photos diffusés sur Internet: on y voit des Palestiniens échapper à la surveillance de la police et passer de l’autre côté par les égouts sous le mur, ou installer des échelles et descendre en rappel.

Illégal au regard du droit international

Depuis le début de sa construction, le «Gader HaHafrada» («barrière de séparation» en hébreu) occupe les tribunaux, tant au niveau national qu’international. En 2003, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la résolution ES-10/14 et a demandé une expertise à la Cour internationale de justice de La Haye. En juin 2004, celle-ci a conclu que la construction de la barrière était illégale au regard du droit international. La construction s’est poursuivie, certes avec des modifications ici et là, car la Cour suprême israélienne a estimé que le rapport avec l’utilité militaire était disproportionné dans certains tronçons.

Malgré ces modifications, «la barrière continue d’affecter gravement la vie de dizaines de milliers de Palestiniens», a averti l’organisation israélienne des droits de l’homme BTtselem il y a plusieurs années. Trois exemples seulement: 11’000 Palestiniens sont littéralement pris au piège dans la «zone frontière» à l’ouest de la barrière entre celle-ci et Israël et ont besoin d’une autorisation spéciale pour pouvoir rester dans leurs maisons. 2’700 maisons et autres structures ont été isolées et 5’300 autres endommagées suite à la construction de la barrière. 

Comme le tracé ne suit pas en grande partie la frontière internationalement reconnue, la ligne verte, mais s’enfonce en zigzag dans l’ouest de la Jordanie, cette région de 8’000 km2 (c’est plus que le canton des Grisons) perd 9% de sa surface déjà réduite: champs, bosquets et plantations, puits et sources ainsi que des zones de loisirs. Au niveau de ce que l’on appelle le «doigt d’Ariel», la barrière s’enfonce même de 22 km dans l’ouest de la Jordanie et entoure la colonie du même nom.

Ce n’est pas le seul endroit où l’objectif d’annexer à l’Etat d’Israël des colonies israéliennes, qui sont contraires au droit international selon la Convention de Genève, semble évident. Selon B’Tselem, la construction de la barrière «remodèle arbitrairement le paysage et l’espace, en suivant les limites des colonies et les souhaits des forces de sécurité israéliennes».

«Tous les domaines de la vie ont été touchés. Le check-point et le mur empêchent toute ma clientèle de Jérusalem de venir chez moi, mon chiffre d’affaires a baissé de 99 %», déplorait M. Marwan, gérant de l’entreprise horticole Greenland à Bethléem, peu après le début des travaux. Le quartier autour du tombeau de Rachel, autrefois animé, semble aujourd’hui éteint, la plupart des magasins ont fermé ou déménagé, Greenland aussi.

Dans son rapport de 280 pages, Amnesty International adresse la recommandation suivante au gouvernement israélien:

«Mettre fin à la construction de la clôture/du mur en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, qui limite illégalement le droit à la liberté de mouvement des Palestiniens. Cessez de détruire ou de confisquer arbitrairement des maisons et des biens. Tout cela sape d’autres droits, comme celui à un logement et à un niveau de vie adéquats, au travail et au respect de la vie familiale». Les sections de la barrière qui «violent ces droits devraient être supprimées».

L’agriculture derrière le mur

En 2016, Iris a effectué un service d’observation de trois mois à la porte agricole de Deir al-Ghusun, pour le compte du programme d’accompagnement EAPPI du Conseil mondial des Eglises. La porte de la ville était, dans les faits, souvent ouverte tardivement ou fermée plus tôt qu’annoncé par les soldats responsables. Il faut aux paysans des documents spécifiques pour leur tracteur ou leur âne, pour leurs outils, plants ou engrais. Une fois, Iris a vu un millier de plants de piment bloqués à la porte, faute d’autorisation. Depuis cette porte, les paysans et les ouvriers agricoles peuvent voir les contours de Netanya, au bord de la Méditerranée. Mais Iris sait que «depuis la construction de la barrière de séparation, la côte et ses magnifiques plages sont inaccessibles à la plupart des travailleurs, bien qu’elles ne soient qu’à 14 kilomètres».

Près de la ville palestinienne de Jénine, en Cisjordanie palestinienne occupée, Hiam Ghanemah aimerait bien cultiver du blé, de l’orge et de la luzerne, comme son grand-père autrefois. «Mais nous ne cultivons plus de légumes — à cause de la barrière et de toutes les prescriptions de l’armée (israélienne)», explique la jeune Palestinienne. Car le lopin de terre de 25 dunams (environ 2,5 hectares) dont elle a hérité se trouve à l’ouest de la barrière. Barrière John Dugard, envoyé spécial de l’ONU pour les droits de l’homme, appelle le «mur d’annexion», quand des partisans de la paix israéliens la considèrent comme «le mur de la spoliation».

En 2016, Ghanemah possédait un permis de deux ans qui lui permettait d’accéder à ses terres par l’une des 84 portes agricoles. Soudain, elle n’a plus obtenu ce permis que pour la récolte des olives. Grâce à l’assistance juridique de l’organisation israélienne des droits de l’homme HaMoked, elle a obtenu un permis de trois ans avec «40 entrées par an». C’est ce que l’on peut lire dans un rapport de 50 pages de la même organisation, daté d’octobre 2021, sur les restrictions croissantes imposées à l’agriculture palestinienne de l’autre côté de la barrière.

L’organisation considère comme «insuffisant et inacceptable» le fait que Ghanemah ne puisse travailler sa terre que 40 jours sur 365. Elle doit désormais «calculer avec précision», gérer son budget et tenir des comptes. Malheureusement, son mari ne peut pas l’aider, car «il n’obtient pas de permis pour mon terrain. Nous sommes une famille, mais pour l’armée, nous ne le sommes pas. C’est un jugement sévère et brutal».

Selon HaMoked, cependant, Ghanemah peut s’estimer chanceuse d’avoir obtenu un permis agricole. Les trois quarts des demandes du même type ont été rejetées en 2020.


1Johannes Zang, est journaliste et guide touristique. Après avoir passé près de dix ans en Israël et en Palestine, il vit à nouveau près d’Aschaffenburg. Il est l’auteur de quatre livres sur la Terre sainte. Plusieurs fois par an, il accompagne des groupes de pèlerins à travers Israël, la Palestine, la Jordanie et le Sinaï. Il gère en outre le podcast sur le Proche-Orient Jeru-Salam.

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