Les Petits Personnages dans la Peinture, vus par Marie Sizun

Publié le 25 mars 2022
Les grands personnages? Non merci. Au contraire, nous vivons semble-t-il un bon moment pour défendre les anonymes, les gens qui sont à l’arrière-plan ou même ceux qui sont à l’avant-plan mais qu’on n’y voit pas, ceux qui comptent pour beurre. Ils pullulent dans l’histoire de la peinture, ces humbles, vagues silhouettes à peine esquissées, petites gens paisibles et sans histoires, faisant une pause après une longue journée de travail, respirant le bon air, jouissant du soleil, se pressant le long des quais.

Marie Sizun, dans Les petits personnages, ouvrage qui vient de sortir chez l’éditeur Arléa, opère un choix cohérent en optant pour du commun, de l’anti-spectaculaire, en ne donnant dans aucun des stéréotypes du genre et en choisissant une grande majorité de toiles qu’on ne connaît pas ou peu. 

D’Edouard Vuillard à Claude Monet, d’Eugène Boudin à Albert Marquet, de Pierre Bonnard à Emile Bernard, ou Berthe Morisot, chacun de ces tableaux devient prétexte à une dérive mentale qui prolonge la peinture en imagination, décrasse les yeux, ouvre des passages secrets et construit des perspectives d’évasion ainsi que de paisibles plages de sensualité discrète.

L’amour de la vie de tous les jours

Certains de ces artistes vous seront familiers, vous évoqueront les calendriers de votre enfance, les visites dans des musées de province, et vous n’aurez aucune peine à imaginer leurs paysages et leurs petits personnages. Par exemple, Le Nuage blanc, une marine de ce cher et éternellement juvénile James Ensor, où, à première vue, on ne perçoit aucun personnage, fut-il petit ou grand. Il y a bien deux femmes mais pour les trouver, il faut chercher. Deux minuscules silhouettes sombres «que de surcroît, la pénombre des prémices de l’orage ne permet pas de voir distinctement». Pas de masque donc, ou d’homme à chapeau haut-de-forme, de squelette ou de dame bien en chair. «C’est une marine. Splendide. Le ciel et la mer. C’est tout», écrit l’auteure. 

Gustave Caillebotte est aussi archétypique de cette problématique. Tout le monde connaît ses Raboteurs de parquet, avec son cadrage en plongée, son gros plan sur leurs bras, leur peau luisante de sueur, célébration par la lumière rasante, leur musculature puissante. En excluant tout misérabilisme, Caillebotte traite son sujet avec sobriété et dignité. La toile de lui qui est reproduite et commentée dans ce livre, c’est Le Boulevard vu d’en haut de 1880. Un vieil homme en habit noir assis à l’extrémité d’un banc, vu encore en plongée à travers le feuillage printanier d’un arbre, avec au pied cette grille noire en fer forgé, du genre qui existe encore de nos jours. Le vieil homme est bizarrement assis, replié sur lui-même dans une position inconfortable. Pourquoi? A quoi pense-t-il? Qu’est-ce qui le préoccupe? Nous ne le saurons jamais. Avec trois fois rien, tour de force mélancolique.

Nocturne en bleu et argent de James Whistler est un enchantement, l’heure bleue crépusculaire, une figure évanescente, présence humaine perdue dans le cosmos, un mystère paisible, pâle esquisse musicale, ironie de la vie qui passe, un nocturne de Chopin, un lied de Schubert. 

Et bien sûr, on pense à Turner et Turner est là, avec un chien noir, Terrasse un soir d’été de 1817. C’est l’automne, tout est roux, jaune, mordoré, l’atmosphère est irréelle, silence, lumière, harmonie, un moment parfait. Et au milieu de ce silence, reste le chien dont Marie Sizun décrit sur quatre, cinq pages les états d’âme.

Félix Vallotton en figure idéale

Félix Vallotton (1865-1925), lausannois de naissance, français d’adoption, est le seul de ce recueil à avoir plusieurs toiles représentées, une Falaise de 1913, une Route de 1922 et des Sables au bord de Loire de la même année. Cette dernière toile montre un paysage, tranquille et paisible, des bancs dorés de sable, grands îlots aux courbes harmonieuses, dont l’un planté d’arbres aux feuillages épais. Il n’y a pas un nuage, le ciel d’un bleu étincelant sent son été torride. Petite silhouette trapue, un pêcheur qui semble jouir d’une paix, d’une solitude et d’un bonheur très sensuels. Il n’est bien sûr pas là pour pécher mais pour s’évader, pour fuir un quotidien épuisant et dévitalisant, il est là pour communier avec les forces premières et la douceur de vivre. Pure musicalité! C’est comme Pélléas et Mélisande, c’est du Debussy!

Encore un pas de côté: les nations modestes et les peintres peu connus

Trente-trois tableaux et trente peintres, vu que Félix Vallotton est représenté trois fois, certains archi connus et d’autre totalement inconnus, ce qui nous semble digne de louanges car cela aussi participe de l’exploration et de la découverte. Bienvenue donc à Norman Garstin, Charles Cottet, Tavik F. Simon, Vilhem Hammershoi, Louis-Marie Désiré-Lucas, René-Xavier Prinet, Albert Baertsoen, Guillaume Vogels, Emile Claus, Koloman Moser. Irlandais, tchécoslovaque, danois, martiniquais, belge, autrichien, tous ressortissants de nations modestes, ils nous font rêver eux aussi, ces petits maitres, ces rejetés du fame, aux trois quarts oubliés de l’ingrate postérité mais conservés avec amour par des particuliers ou des institutions liées à leurs lieux d’origines, ville ou pays.

Le luministe Emile Claus par exemple, adepte du travail en plein air aux clairs orangés et ombres violettes et aux sujets joyeux – beaucoup de fleurs, des jardins, des prairies parsemées de renoncules, des champs de blé piqués de bleuets et, si possible, de petites paysannes souriantes et des gosses aux cheveux blonds – formes perdues dans un brouillard de lumière et exécutées à petits coups de pinceau spirituels. Trois enfants au bord du canal, un bateau passe, paysage calme et lumineux, à l’heure indistincte où déjà le ciel se teinte de rose mais où l’intense lumière de la journée finissante fait se refléter l’ombre de peupliers à la surface de l’eau. Les enfants debout, les mains dans les poches, rêvent d’un ailleurs, d’un après, d’un plus loin, de voyages et d’aventures.

Une vie sans histoire au bord de l’eau

Oui, beaucoup d’eau, sous toutes ses formes, dans plus de la moitié des œuvre présentées, bord de lac, de mer, de rivière, de canal, de ruisseau, d’océan, le flux de la vie, le sac et le ressac, marée haute, marée basse, le temps qu’il fait, la saison, le printemps, l’été, l’automne, le lieu, la plage, la campagne, la ville, et ce qui d’après Marie Sizun, fait vraiment vivre la toile: les petits personnages. Ceux qui savourent, assis à l’ombre, l’étonnante beauté de l’instant. On ne sait pas vraiment qui ils sont, ces personnages, d’ailleurs peu importe leur histoire. L’essentiel pour nous est d’imaginer ce qu’était pour eux ce moment de grâce. De vivre une émotion sincère qui nous révèle comme à eux ce que la vie a de meilleur.


«Les petits personnages», Marie Sizun, Editions Arléa, 247 pages.

 

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