Les mystères de l’île de Pâques

Publié le 25 mai 2019

L’île peut dorénavant accueillir des avions gros porteurs et donc, des touristes. Mais en trop grand nombre. – © Cécile Wyler

A mi-chemin entre Tahiti et le continent sud-américain, au milieu du Pacifique et donc loin de tout, se trouve un rocher de 163 km2 (quatre fois la ville de Lausanne), qui a beaucoup fait parler de lui: c’est Rapa Nui, l’île de Pâques, où vivent – souvent à grand peine – les descendants des navigateurs venus des Marquises il y a dix siècles.

Aéroport de Mataveri.Nous ne sommes qu’une vingtaine de passagers à débarquer du vol qui, en 12 heures, relie Tahiti à Santiago (8000 km), avec escale à mi-parcours, sur l’île de Pâques. La piste, d’une longueur inhabituelle, a été prolongée par les Etats-Unis afin de permettre un atterrissage d’urgence des navettes spatiales. Grâce à quoi l’île peut dorénavant accueillir des avions gros porteurs et donc, des touristes. Mais en trop grand nombre. Nous y reviendrons

Rapa Nui, côté pile

Delphine, 45 ans, docteur en anthropologie d’origine belge, vit à Hanga Roa où sa fille de 13 ans est scolarisée. «Keva, mon mari, son père, est décédé en 2013, à l’âge de 44 ans. C’était sans aucun doute le représentant le plus connu de la culture musicale rapanui, qu’il a fait connaître lors de nombreuses tournées en Europe et aux Etats-Unis. Il nous manque beaucoup», me dit-elle, les larmes aux yeux.

Delphine, sa fille, son chien. © Cécile Wyler

Delphine tient une sympathique petite pension, à deux pas de la rue principale et, évidemment, connait à peu près tout le monde dans le village. C’est donc avec un de ses copains guide que nous partons faire le tour de l’île.

Cap sur ces «moa’is», gigantesques statues de pierre que l’on trouve disséminées sur Rapa Nui, certaines debout, certaines à terre et dont tout le monde (ou presque) a entendu parler. Ce que l’on sait est que la carrière où l’on fabriquait ces statues, au pied du volcan Rano Raraku, a été désertée au XVIIe siècle. On y trouve encore une centaine de moa’is à divers stades de finition, comme si un événement majeur avait amené les tailleurs de pierre à tout laisser tomber du jour au lendemain. Mais quel évènement? Mystère.

Ce que l’on ignore également, malgré les centaines d’articles et de livres écrits à ce sujet, c’est comment ces statues, dont certaines pèsent des dizaines de tonnes, ont été transportées, certaines vers la mer, d’autres vers les montagnes. Les théories abondent et certaines atteignent un niveau élevé de probabilité. N’empêche, les plus fofolles d’entre elles sont toujours évoquées, l’une affirment que ces moa’is ont été transportés par le «mana», la force spirituelle et le pouvoir surnaturel des chefs tribaux, l’autre, que ce sont des extraterrestres qui les ont baladées.

La carrière de Moa’is. © Cécile Wyler

Pour les Rapanuis, ces moa’i aringa ora (leur nom complet, en rapanui, signifie «visage vivant des ancêtres»), avaient la capacité d’étendre leur «mana» sur la tribu, afin de la protéger. Ce qui explique pourquoi tous regardent vers l’intérieur de l’île et non vers la mer.

Sans ces statues, je doute que quiconque irait faire du tourisme à l’ile de Pâques, qui, à vrai dire, n’a guère de quoi attirer les visiteurs. Certes, on peut faire de très belles randonnées, surtout sur la côte nord-ouest, le long de laquelle il n’y a pas de route, mais pas besoin d’aller aussi loin pour faire de belles balades.

Le cratère du volcan. © Cécile Wyler

Quant aux plages, Rapa Nui étant une île volcanique, elles sont peu nombreuses et la mer est agitée, à de rares exceptions près. Enfin, la gastronomie locale n’a pas non plus de quoi justifier le déplacement. Non, se rendre à l’île de Pâques, c’est s’offrir un moment loin de tout, de très beaux paysages et une bonne dose de mystère.

Syndrome du voyageur et côté face

On appelle ainsi un trouble psychique (le plus souvent passager) que rencontrent des voyageurs confrontés à certains aspects de la réalité du pays visité. On connaît notamment les syndromes de Jérusalem ou de l’Inde – sortes d’hallucinations mystiques – et Rapa Nui reçoit aussi sa dose d’illuminés.

Les autorités locales ignorent le nombre de visiteurs qui viennent régulièrement à l’île de Pâques pour (re)vivre ce «sentiment océanique», que Romain Rolland décrivait à Freud comme «la sensation de ne faire qu’un avec l’univers», mais ils sont relativement nombreux, notamment les Européens.  D’ailleurs, même notre guide, pourtant d’origine française et plutôt cartésien, nous disait fortement ressentir le «mana» à certains endroits, nous priant alors de faire très attention à ne pas «marcher sur l’archéologie» (sic).

Entre touristes à répétition et nouveaux venus, Rapa Nui est proche de l’explosion. Ce n’est pas encore Venise ou Barcelone, mais 115’000 visiteurs annuels pour une population de 7500 habitants, c’est la saturation. Raison pour laquelle le gouvernement chilien a récemment décidé de limiter le nombre de touristes et la durée de leur séjour. Ce qui n’est pas pour déplaire aux Rapanuis – 40% de la population, une minorité sur son propre territoire – qui craignent que leur île ne perde son âme.

A vrai dire, leur crainte est plus que fondée.

«Par les temps qui courent, le mystère, ça rapporte!»,
Delphine

Après avoir été vendus comme esclaves par les Péruviens et missionnaires catholiques au XIXe siècle, les Rapanuis sont progressivement revenus chez eux lorsque le Chili s’est approprié l’île en 1888. Mais ce n’est qu’en 1966 qu’ils ont reçu la nationalité chilienne et ont été autorisés à quitter leur «réserve» de Hanga Roa, qui ne couvrait que 6% de l’île, une compagnie privée chilienne appartenant à des Ecossais, Williamson-Balfour,  possédant le reste de l’île et y élevant des moutons…

Aujourd’hui, les Rapanuis sont confrontés à l’arrivée de nombreux Chiliens, attirés par les salaires relativement élevés qu’offrent les divers services destinés aux touristes; la langue espagnole est conquérante et l’île ne sera bientôt plus polynésienne que de nom. Sans parler des fléaux qui accompagnent cette immigration, tels que drogues, alcoolisme, etc.

N’empêche, Delphine est optimiste: elle en train de construire deux chambres supplémentaires et reste convaincue que le tourisme a de belles heures devant lui à Rapa Nui. «Vois-tu, me dit-elle le jour de mon départ, ici, on n’a aucune richesse naturelle, alors on cultive le mystère. Et par les temps qui courent, le mystère, ça rapporte!»


Prochaine et dernière escale: 7500 km les séparent, mais un sort commun les unis:

Hawaii et Nouvelle Zélande


Pour celles et ceux que le film du mariage traditionnel de Delphine et Keva intéressent: https://videotheque.cnrs.fr/doc=1194

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