La fluidité de genre, concept néo-libéral

Publié le 27 mai 2022
Eric Marty, auteur de «Le sexe des modernes», s’est fait brutalement censurer par des activistes trans à l’Uni Bastions à Genève à la mi-mai. Mais que dit son livre? Réponses de l’auteur lui-même dans une interview à France Culture au moment de sa sortie.

Le 17 mai dernier, l’Université de Genève avait invité Eric Marty, professeur de littérature contemporaine à Paris et éditeur des œuvres complètes de Roland Barthes, à parler de son livre Le sexe des modernes. Pensée du neutre et théorie du genre, paru l’an dernier aux éditions du Seuil. La conférence a été brutalement interrompue par une trentaine d’activistes trans qui ont déchiré les notes de l’orateur en déclarant que «[s]on livre, c’est de la merde». Et que d’ailleurs, ils ne l’avaient pas lu. C’était la deuxième fois en trois semaines que l’Université de Genève vivait un tel épisode de censure, après le coup de force qui a silencié, fin avril, Caroline Eliacheff et Céline Masson, auteures de La fabrique de l’enfant trans genre (BPLT du 6 mai).

Le livre d’Eric Marty est une somme de plus de 500 pages, qui retrace l’histoire de la notion de genre, ce «dernier grand message idéologique de l’Occident au reste du monde.» Ceux qui voudraient se faire une idée de son contenu sans nécessairement investir le temps d’une lecture complète peuvent utilement écouter l’interview accordée par l’auteur à l’émission Signes des temps sur France Culture lors de la sortie du livre.

Voici ce que j’ai retiré de l’écoute de cette interview:

1. La papesse de la notion de genre est l’Américaine Judith Butler. C’est elle qui, dans la deuxième moitié du XXème siècle, a imposé l’idée que le sexe auquel nous croyons appartenir naturellement est en fait socialement et culturellement construit. Et qui lui substitue la notion de genre, affranchi de la biologie. Mais si Judith Butler est l’auteure de référence des «gender studies», il est communément admis qu’elle s’est inspirée des penseurs de la «French theory», et notamment de Michel Foucault et Jacques Derrida. L’origine de la notion de genre serait en fait européenne. Eric Marty n’en est pas convaincu. Après avoir vaillamment re-parcouru les cathédrales d’opacité que sont les ouvrages de ces différents auteurs, il observe que la pensée butlérienne dérive très loin de celle de ses supposés inspirateurs. Et que, pour faire court, la fluidité de genre est au bout du compte un truc très américain: «Une idéologie du self-making», de la construction de soi à la carte en quelque sorte, «en parfaite harmonie avec le système néo-libéral.» 

2. Marty s’interroge sur le phénomène de la transition. Il est porteur, relève-t-il, d’une contradiction fondamentale: s’il faut passer par la prise d’hormones et la chirurgie pour devenir ce que l’on est vraiment, c’est donc qu’il y a un «vrai sexe», une réalité physiologique de l’identité sexuée. Ce qui contredit la notion de genre comme pure construction sociale et culturelle. «La transition surconstruit le genre», dit-il, elle réintroduit la binarité tout en la condamnant. Bien sûr, toutes les démarches trans ne s’inscrivent pas dans la binarité et bien des gens choisissent aujourd’hui de ne pas se faire opérer. Sur ce point, Eric Marty en dit plus dans une interview accordée au Monde en juillet dernier. Le phénomène des personnes qui veulent «déserter leur genre», très nombreuses aujourd’hui chez les jeunes, prend deux formes, admet-il. La première est «une demande de norme et même une réhabilitation du genre comme essence (« Je suis une fille dans un corps de garçon »)». La seconde est plus complexe et s’incarne par exemple dans le «trans entre-deux non-opéré». Mais «cette revendication du non-binaire véhicule sa propre réfutation, puisque le trans crée une nouvelle binarité» en s’opposant «à son parfait contraire, le cisgenre, c’est-à dire l’individu en adéquation avec son assignation identitaire».

3. Enfin, dans un registre plus politique, Marty note qu’aujourd’hui, dans le mouvement LGBT, les «T», tendent à prendre le pouvoir sur les autres communautés. Au Royaume Uni, le conflit entre les gays et lesbiennes traditionnels et les ultras trans est ouvert et sanglant. Où l’on voit que «toute démarche libératrice comporte des éléments de violence, voire de terreur», rappelle notre professeur de littérature contemporaine. Imaginait-il, en publiant son livre, qu’il serait un jour bousculé, aspergé d’eau et empêché de parler, à l’Uni Bastions à Genève, capitale de la paix? En tous cas, il conclut son interview à France Culture en disant sa préoccupation: encore une fois, les premières victimes de ces dérives sont les femmes. La «gynophobie», vous connaissez? C’est «la haine de la femme née femme». 

Bon, ce sera pour une autre fois. Les chats sur TikTok, c’est peut-être plus indiqué pour passer une bonne journée.

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