Le Royaume-Uni s’apprête à traiter les journalistes comme des espions

Publié le 23 juillet 2021
La divulgation de documents ou d’informations sensibles par des journalistes pourrait bientôt être assimilée à de l’espionnage, dans le cadre d’une modification de la loi sur la sécurité nationale. La presse britannique, du «Daily Mail» au «Guardian», veut alerter l’opinion.

«Il y a eu des développements sans précédent dans la technologie des communications (y compris le stockage de données et les outils de transfert rapide de données) ce qui, à notre avis, signifie que les divulgations non autorisées sont désormais capables de causer des dommages plus graves que cela n’aurait été possible auparavant», affirme le Home Office, le ministère de l’Intérieur, pour justifier sa volonté de réforme de l’Official Secrets Act. 

La dernière actualisation de cette loi date de 1989. L’on peut donc comprendre que, les réalités technologiques ayant considérablement évolué, il s’agit de maintenir l’outil législatif à la page. Mais les propositions ne s’arrêtent pas là. Il est en effet évoqué la «création de nouveaux délits, outils et moyens d’action pour détecter et stopper les activités hostiles à l’Etat, qu’elles proviennent de l’intérieur ou de l’extérieur du pays». C’est ici qu’interviennent les journalistes. 

La secrétaire d’Etat à l’intérieur, la conservatrice Priti Patel, à l’origine de la consultation pouvant mener à la réforme, argue en effet que la fuite (sur le net) ou la publication (dans la presse) de documents sensibles peut profiter à des «acteurs hostiles», ennemis intérieurs ou extérieurs. Ainsi, des journalistes d’investigation ou des lanceurs d’alerte peuvent devenir des ennemis de l’Etat ou des agents de l’étranger, en se rendant potentiellement complices, voire coupables, d’espionnage.

Mais, assure-t-on au ministère, cette modification de loi ne vise en aucun cas la liberté de la presse et le droit à l’information. Il s’agit simplement de «trouver un équilibre». 

Jusqu’à 14 ans d’emprisonnement

Le Guardian rappelle que, depuis 1978, et l’affaire «ABC», d’après les initiales de trois journalistes poursuivis pour avoir révélés des «secrets» du nucléaire dans le magazine Time Out, au Royaume-Uni les poursuites contre les journalistes étaient très largement discréditées, les politiques en particulier ne s’y risquaient plus. 

Aussi les modifications apportées à l’Official Secrets Act font-elles réagir vivement les associations de défense des droits de l’homme et les journalistes. Il est en effet prévu une peine allant jusqu’à 14 ans de prison pour la publication d’informations sensibles ou qui «embarrassent le gouvernement»; la suppression de la défense accordée lors des procès aux accusés, comme c’est le cas pour les  agents étrangers; ou encore la disparition effective de la distinction, devant la loi, entre journalistes d’investigation et espions. 

Le cas de l’affaire Matt Hancock, au printemps 2021, s’inscrirait dans ce schéma. Des journalistes du Sun avaient révélé que ce membre du gouvernement de Boris Johnson, spécifiquement chargé des questions de santé, avait enfreint les règles sanitaires et entretenait une liaison extra-conjugale avec une collaboratrice. Ils pourraient, si la consultation de Priti Patel aboutit, être poursuivis devant un tribunal pour avoir «embarrassé» le gouvernement et divulgué des informations privées sur un ministre. 

Les défenseurs de la liberté de la presse plaident pour le maintien d’une clause «d’intérêt public» protégeant les journalistes dans l’exercice de leur travail, ainsi que le droit du public à l’information, et appellent la population à se mobiliser largement. A l’inverse, le Home Office considère que «l’intérêt public» réside plutôt dans la protection des secrets d’Etat, et que ce sont les «fuites», les révélations, les enquêtes journalistiques qui constituent un préjudice potentiel pour la nation.

La consultation doit prendre fin ce vendredi. Le Daily Mail ne manque pas de relever la concomitance avec la révélation, grâce à des journalistes d’investigation, de l’espionnage, par des Etats tiers, de dirigeants de plusieurs pays: l’affaire Pegasus.


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