Le forçage génétique, promesse ou chimère?

Publié le 14 mai 2021
Suite à la récente dissémination en Floride d’œufs de moustiques Aedes aegypti génétiquement modifiés, faisant suite à une même expérience effectuée en 2019 au Burkina Faso, notre environnement semble devenir un laboratoire grandeur nature. Au Burkina Faso, l’expérience est gérée par l’entreprise Target Malaria, société financée par la Fondation Bill and Melinda Gates. Attendrons-nous passivement que le temps nous révèle la véritable nature du forçage génétique?

Le 1er juillet 2019 à Bana au Burkina Faso, la première étape du projet de Target Malaria fut menée à terme par un lâchage de 6400 moustiques stériles sans impulsion génétique de l’espèce Anopheles gambiæ, principal vecteur du paludisme en Afrique et première cause du nombre de décès et de consultations au Burkina Faso. «Lorsque ces moustiques mâles sans impulsion génétique s’accouplent avec des femelles, les œufs pondus par les femelles n’éclosent pas. La stérilité est causée par une modification génétique qui n’affecte qu’une seule génération de moustiques modifiés et ne peut pas être transmise à la génération suivante parce que les insectes modifiés sont stériles», peut-on lire sur le site de Target Malaria.

Une deuxième étape consiste à engendrer une descendance du sexe masculin, puis une troisième pour relâcher des mâles modifiés par la technique de forçage génétique (CRISPR-Cas9), conduisant à leur stérilité puis à l’extinction de l’espèce en moins de deux ans, selon Delphine Thizy, responsable de l’engagement des parties prenantes de Target Malaria. Dans la foulée, l’extermination de deux autres espèces vectrices Anopheles coluzzi et Anopheles arabiensis est également programmée. Cette technique pourrait alors étendre son spectre d’utilisation dans la lutte contre des maladies telles que la dengue ou la fièvre Zika.

Target Malaria? C’est un consortium de recherche à but non lucratif dont les principales sources de financement proviennent de la Fondation Bill et Melinda Gates et de l’Open Philanthropy Project Fund. Son objectif est de développer des technologies génétiques afin de combattre le paludisme en Afrique.

Examinons donc les risques qui sous-tendent ces promesses. Tout d’abord l’efficacité de la technique de forçage génétique n’est pas certaine: il est tout à fait probable que des résistants à cette technique puissent émerger, la rendant inefficace. De surcroît, tous les tests de moustiques modifiés par forçage génétique n’ont été réalisés qu’en laboratoire et ne reflètent pas nécessairement les résultats potentiellement obtenus dans la nature.

De l’utilité du moustique

L’éradication d’une espèce dans un environnement dynamique n’est pas sans conséquences et pourrait directement impacter la biodiversité locale puisque les moustiques sont à la fois proies, prédateurs et contribuent entre autres, au recyclage de nutriments et à la pollinisation. Le déclin d’une telle espèce aurait donc des effets écologiques complexes sur les écosystèmes et les chaînes alimentaires, pouvant par exemple entraîner la perte d’une espèce pollinisatrice ou prédatrice. D’autre part, l’écologie des populations de moustiques locales pourrait s’en trouver modifiée et ainsi permettre à d’autres espèces vectrices de se multiplier, augmentant potentiellement la virulence du paludisme ou d’autres maladies.

Selon Ali Tabsoba, représentant du collectif citoyen de l’agro-écologie au Burkina Faso (CCAE), la propagation incontrôlable d’organismes génétiquement modifiés pourrait entraîner divers mécanismes génétiques, tel que l’engendrement de résistances aux traitements antipaludiques préexistants ou encore le transfert de cette modification artificielle au sein d’espèces sauvages et domestiques, et compromettre ainsi la biosécurité (transfert horizontal de gènes).

L’institut de Recherche en Sciences de la Santé du Burkina Faso (IRSS) ainsi que l’Agence Nationale de Biosécurité au Burkina Faso (ANB) avaient donné leur soutien pour la phase 1 du projet Target Malaria, la déclarant conforme aux exigences éthiques, réglementaires et approuvée par les communautés locales concernées.

Léa Paré Toré, chercheuse de l’IRSS faisant également partie du projet Target Malaria, affirme que les populations concernées ont été informées par des ateliers de sensibilisation afin d’obtenir leur consentement éclairé. Target Malaria prône la transparence et assure une réelle envie d’établir un dialogue avec les locaux en assurant avoir régulièrement envoyé des équipes sur le terrain afin d’entretenir le contact et de communiquer l’avancée de leurs recherches.

Zone d’ombre sur le terrain

Cependant, Ali Tabsoba dénonce l’opacité de l’opération qu’il qualifie de «terrorisme scientifique» en soutenant qu’il est aberrant d’affirmer avoir obtenu un « consentement libre et éclairé » alors que les populations locales se caractérisent par plus de soixante dialectes, sont souvent analphabètes et que les journalistes, tenus à l’écart par les représentants du projet, ne parviennent pas à interroger les habitants, hormis les rares individus reconnaissant leur mécompréhension de la situation voir même leur hostilité envers le projet.

Cette dernière constatation remet en doute l’acquisition réelle du consentement éclairé des communautés locales, décrétée par l’ONU lors de la convention de la diversité biologique (COP14) comme indispensable à la poursuite du projet sur le forçage génétique, puisque ce dernier avait consenti à «appliquer une approche de précaution» concernant l’expérience, suite au suite au refus d’un moratoire international demandé par une centaine d’ONGs.

Des interrogations se soulèvent également concernant la légitimité ainsi que les intérêts personnels et économiques de cette entreprise. Ainsi Bart Knols, expert en moustiques de l’Université Radboud aux Pays-Bas, dénonce l’onérosité de la technique génétique et soutient que l’achat de moustiquaires à distribuer est financièrement beaucoup plus simple et abordable! De plus, un vaccin existe bel et bien, mais ce dernier ne procure pas une immunisation protectrice suffisante et les bénéfices associés sont estimés comme trois fois plus coûteux que l’aménagement de moustiquaires pour obtenir des résultats similaires. Appuyant ce dernier argument, Ali Tabsoba affirme qu’il serait bien plus bénéfique d’initier les populations aux bonnes pratiques d’hygiène.

Dans ce contexte tendu, l’IUCN (Union internationale pour la Conservation de la Nature, dont le siège est en Suisse) a d’ailleurs pris une position pour le moins étonnante dans son évaluation de la biologie de synthèse et de la conservation de la biodiversité, avançant que certains aspects du forçage génétique pourraient servir à la sauvegarde d’espèces menacées. Ce à quoi, Jim Thomas du groupe ETC (Action Group on Erosion, Technology and Concentration) réagit: «Avec 40% d’espèces en déclin, il est incompréhensible que l’un des plus grands et des plus anciens organismes de conservation au monde ouvre la porte au soutien actif apporté à une technologie d’extinction aussi délibérée.»

Inévitables conflits d’intérêts

En outre, la participation des peuples autochtones des pays du Sud semble avoir été reléguée au rang du symbolisme puisque seul un représentant de ces régions a participé́ à la rédaction de l’étude et ce, malgré l’exigence de l’IUCN d’une inclusion significative de ces populations. Finalement, il faut souligner qu’en cas de dommages liés aux transgènes, la responsabilité financière est entièrement déléguée aux Etats africains. Et enfin, plus de la moitié des auteurs du rapport de l’IUCN, y compris le président, soutiennent les biotechnologies ou sont au sein d’un conflit d’intérêt personnel, comme le démontre leur appartenance ou association à des groupes de conservation de biologie synthétique ou à des projets de forçage génétique, tels que Target Malaria.

Jusqu’à quand les conflits d’intérêts personnels et le manque de transparence vont entraver l’élaboration d’un consensus qui pourrait maximiser les bénéfices de tous?

Cet article est la synthèse d’un rapport universitaire de la faculté de biologie de l’Université de Lausanne.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Accès libre

Un petit ver pour décrypter les mystères de notre cerveau

La compréhension des mécanismes cérébraux qui sous-tendent notre interaction au monde est l’un des grands objectifs de la communauté scientifique actuelle. Mais celle-ci se heurte naturellement à la complexité du cerveau humain, poussant de nombreux chercheurs à faire un pas de côté en étudiant d’abord ces mécanismes sur des organismes (...)

Bon pour la tête

Comment l’Arabie saoudite drague les chercheurs

Les uni­ver­si­tés du monde en­tier font tout pour bien se pla­cer dans les ran­kings in­ter­na­tio­naux, à commen­cer par ce­lui de Shan­ghai. Celles d’Ara­bie saoudite ont trou­vé une com­bine: elles pro­posent à des cher­cheurs d’autres pays de s’as­so­cier à elles pour éle­ver leur cote. Le quo­tidien «El País» ra­conte comment des (...)

Accès libre

Un virologue de renommée mondiale demande l’arrêt de la recherche

«La grande pandémie arrive», craint Robert Redfield, l’ancien directeur de la CDC, principale agence fédérale des Etats-Unis en matière de protection de la santé publique. Il demande un moratoire sur la recherche sur le «gain de fonction».

Accès libre

Une mathématicienne au sommet de son art

Le 5 juillet 2022, à Helsinki, la Professeur Maryna Viazovska de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) a reçu la Médaille Fields des mains du Président de la International Mathematical Union (IMU). La mathématicienne ukrainienne est la deuxième femme à obtenir cette reconnaissance, souvent considérée comme le Prix Nobel en (...)

Accès libre

«L’avenir de la Suisse est menacé», le président de l’EPFL dixit

Martin Vetterli est peu connu pour des déclarations fracassantes. Dans une interview accordée à «blick.fr» il n’y va pourtant pas de main morte. Pour lui, la rupture de l’accord-cadre avec l’UE aura de lourdes conséquences. L’exclusion du programme Horizon Europe ne porte pas seulement atteinte au monde scientifique mais à (...)

Accès libre

«Les universités suisses ont prospéré grâce aux projets européens»

Après l’échec des négociations sur l’accord-cadre, la Suisse est désormais considérée comme un pays tiers en Europe en matière de recherche scientifique. Selon un document de la Commission européenne publié le 22 juin, elle a été écartée du nouveau programme de recherche Horizon Europe. Pourquoi les milieux scientifiques sont-ils si (...)

Accès libre

Courbure de l’espace-temps et trous noirs: découverte de douze nouveaux mirages gravitationnels

Ces «mirages cosmiques» sont constitués des images multiples d’un seul et même objet d’arrière-plan: un trou noir supermassif engloutissant gaz et matière à un rythme effréné, équivalant à plusieurs dizaines de fois la masse de la terre par minute. Douze nouveaux mirages gravitationnels ont été découvert par une équipe internationale (...)

Accès libre

Des substances psychédéliques pour traiter la dépression

La recherche psychiatrique se penche actuellement sur des substances psychédéliques ou hallucinogènes. Considérées comme des drogues de hippies, elles n’ont longtemps pas été prises au sérieux par les scientifiques. Désormais, des études démontrent qu’elles peuvent avoir un effet antidépresseur. C’est particulièrement le cas de la psilocybine, le principe actif de (...)

Accès libre

Ethnologue et membre de gang: une expérience nicaraguéenne

Accès libre

Facebook s’attaque au déchiffrage de la pensée

Facebook travaille actuellement en collaboration avec une équipe de chercheurs californiens qui se sont donné pour mission de rendre possible l’écriture de messages par la pensée. Un rapport publié fin juillet fait état des prodigieuses avancées de la recherche, révèle Numerama.com.

Accès libre

Lire sur papier, lire sur écran: en quoi est-ce différent?

Les écrans de téléphones mobiles, de tablettes et d’ordinateurs envahissent notre quotidien, et voilà dictionnaires, fiches de cours ou même classiques de la littérature à portée de clic. Faut-il inciter les élèves à profiter à 100% de ces facilités d’accès inédites au savoir, et renvoyer le papier au passé? Rien (...)

Les patates péruviennes pionnières sur Mars

Quel aliment pour nourrir les futurs colons de la planète rouge? Des chercheurs péruviens parient sur le tubercule pionnier de l’adaptation et de la résistance à la famine. Ils sont bien placés pour tester ses qualités: les conditions climatiques extrêmes, ils ont ça chez eux. Et le changement climatique va (...)