Israël et l’obsession démographique

Publié le 29 décembre 2023
Parmi les enjeux vitaux auxquels fait face Israël, la démographie est certainement le premier. Dominer démographiquement leur territoire est pour les Juifs une urgence absolue, sans laquelle leur Etat n'a plus de sens. De gauche ou de droite, laïcs ou religieux, tous les Israéliens – ou presque – se retrouvent sur ce projet. Qui est au cœur de la guerre en cours.

«80% de Juifs pour 20% d’Arabes, en excluant bien sûr les Arabes de Cisjordanie: cette proportion-là est viable pour Israël à long terme». Voilà ce que me disait Sergio della Pergola, né en 1942 à Trieste, qui reste aujourd’hui l’autorité définitive en ce qui concerne la démographie israélienne.

Dans l’esprit des Israéliens, les Juifs ne doivent pas seulement être en majorité en Israël, ils doivent constituer une très large majorité sur toutes les autres populations, surtout les Arabes. Car Israël, et cela n’est pas une formule provocatrice, est avant tout un projet démographique.

En 2023 le pays compte presque 10 millions d’habitants, dont 73,5% de Juifs. Les Arabes israéliens comptent pour 21,5% de la population, reste enfin un solde de 5% «d’autres». Un peu plus de 7 millions de Palestiniens vivent en Israël, Cisjordanie et Gaza compris, et 7 autres millions vivent en diaspora, la majorité d’entre eux dans des camps de réfugiés répartis dans les pays de la région. Il y a donc une presque parfaite égalité numérique entre Israéliens et Palestiniens aujourd’hui: 7 millions sur le territoire, 7 millions à l’étranger. Or Yossi Beilin le rappelle: «La démographie ne connaît pas le statu quo». Et celle-ci, chaque Israélien le sait, est en faveur des Palestiniens. Tous groupes confondus les Juifs israéliens font 2,9 enfants par femme, un taux bien supérieur aux taux européens ou asiatiques. Mais les Palestiniens font, eux, 3,6 enfants par femme.

Tout peut ainsi se comprendre à travers le prisme de l’obsession démographique. Il faut continuer et étendre les colonies en Cisjordanie, pour occuper progressivement un territoire sacré et en chasser les Arabes, quels que soient les moyens employés. Et il faut radicaliser la guerre en cours à Gaza, dont le but, selon Netanyahou et tous les officiels interrogés, est de rendre les villes inhabitables pour les Arabes, les forcer à évacuer définitivement la bande et y réinstaller les Juifs. 

C’est la conception religieuse et messianique qui est par conséquent en train de s’affirmer dans un chaos inquiétant, sur fond de bombardements aveugles et de massacre délibéré de toute une population. Mais cette conception n’est pas le fruit d’un dévoiement des institutions israéliennes, bien au contraire.

En effet, selon l’intitulé officiel, énoncé dans la déclaration d’indépendance du 14 mai 1948, Israël est un Etat «juif et démocratique». Aux yeux d’un Européen, la contradiction est flagrante: un Etat peut être soit Juif, soit démocratique, mais pas les deux. C’est ce que soutient l’historien Shlomo Sand, l’un des critiques les plus connus de ces conceptions juridiques, en particulier dans Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008): «L’Etat d’Israël refuse toujours (…) de se considérer comme une république au service de ses citoyens. Un quart des citoyens ne sont pas catégorisés comme juifs, et les lois de l’Etat impliquent qu’Israël n’est pas leur Etat et qu’il ne leur appartient pas».

Mais Shlomo Sand le sait, il fait partie d’une petite minorité. Pour une écrasante majorité, de quelque bord politique qu’ils soient, Israël ne peut être qu’un Etat juif et démocratique. Amir Weitmann, genevois de naissance et membre libertarien du Likoud, l’exprime avec concision: «Israël est un pays démocratique parce que c’est un pays juif». Cette corrélation entre les deux termes trouve son explication dans une simple équation démographique: «Le problème des Palestiniens sera insoluble, tant qu’ils seront là. Tout est une question démographique: les Arabes, ou nous». 

A l’autre bout du spectre politique, à la gauche laïque et libérale, on trouve l’architecte des Accords d’Oslo de 1993, l’ancien ministre Yossi Beilin. Au terme d’une vie entière consacrée à la recherche d’un compromis avec Arafat et l’OLP, Beilin reconnaît lui-même que «si nous ne faisons rien, il y aura une majorité d’Arabes, et ce sera la fin du projet sioniste. Aucun dirigeant sioniste n’a jamais pensé à une telle option. La démographie est donc l’enjeu principal». Beilin et Weitmann, le laïc de gauche et le religieux d’ultra-droite, tous deux disent exactement la même chose, c’est-à-dire que derrière son intitulé officiel d’Etat juif et démocratique, c’est surtout le mot juif qui compte, chaque jour un peu plus. La démocratie doit s’y plier, dût-elle briser. Cela n’a pas toujours été le cas.

De la fondation d’Israël en 1948 jusque dans les années 70 en effet, Israël était dirigé par les laïcs, occupés à sécuriser les frontières et le fonctionnement de l’Etat. Les religieux et leurs conceptions très lâches de la démocratie étaient respectés mais tenus à distance. La politique démographique des fondateurs était plus un exercice de survie aux attaques des pays voisins arabes lors des quatre conflits de 48, 56, 67 et 73. 

Une fois Israël mieux établi, la question des Arabes à l’intérieur même des frontières (lesquelles, d’ailleurs?) est devenue prépondérante. La croissance de leurs revendications et le terrorisme épisodique ont graduellement favorisé la droite, puis l’extrême droite. Menahem Begin, fondateur du Likoud en 1973, puis Ariel Sharon et enfin Netanyahou: grâce à eux, la frange religieuse a gagné en puissance jusqu’à complètement dominer la scène politique israélienne aujourd’hui. Qu’un homme tel qu’Itamar Ben Gvir puisse devenir ministre, lui que l’armée a refusé d’admettre dans ses rangs pour faits de terrorisme, eût été anathème il y a vingt ans. 

Le moment pivot a eu lieu lors de la guerre de 1967 et du retour des Juifs à Jérusalem et au Mur des Lamentations. Ces événements ont eu un écho gigantesque dans la société israélienne, qui a réveillé la fibre religieuse et messianique jusqu’alors marginale. Ce n’est pas un hasard si les premières colonies en Cisjordanie – les religieux de tous bords parlent de Judée-Samarie – ont été établies en 1974, en contradiction avec le droit international, et surtout avec le droit israélien lui-même. Et on ne peut comprendre ces colonies sans les inscrire dans l’enjeu démographique.

Fortement droitisée, la société israélienne applaudit aujourd’hui aux efforts de son armée de raser Gaza. Le projet démographico-messianique bat son plein. Le président Herzog déclare ainsi qu’il n’y a «pas de civils à Gaza», une conception qui s’inscrit dans la définition du génocide et permet de «nettoyer» le territoire au profit d’un retour des Israéliens.

Dans son petit bureau de Béthanie, le vieux Ziad Abu Zayyad, ancien ministre d’Arafat, m’expliquait la chose vue depuis la Cisjordanie: «Depuis quelques années, on observe que les Juifs religieux se battent pour un Etat religieux. C’est un danger, non seulement pour les Palestiniens, mais aussi pour les Israéliens laïcs». Ce que Weitmann confirme explicitement: «La finalité de l’implantation juive en Judée-Samarie (Cisjordanie) c’est de dire, c’est notre terre, ce qui est objectivement vrai, donc on ne la rendra jamais». Della Pergola n’est pas d’accord avec cette conception maximaliste: «Avec la classe politique actuelle, qui continue de manger petit à petit la Cisjordanie et les droits des Palestiniens, nous n’aurons plus d’Etat d’Israël». Pourtant ce désaccord n’est qu’apparent, puisque le même Della Pergola soutient que, sans une majorité de 80-20% de Juifs en incluant la Cisjordanie, l’Etat d’Israël n’est pas viable. 

C’est précisément pour cela que Netanyahou encourage tellement les religieux extrémistes avec des subsides et des exemptions du service militaire: formant environ 12% de la population, ceux-ci produisent 6,6 enfants par femme. Et Della Pergola prévient: «Si leur fécondité baisse, ne serait-ce que d’un enfant, alors la proportion de Juifs baissera». C’est comme si l’avenir de leur Etat ne tenait, pour les Israéliens, qu’à des statistiques et à leur capacité à renverser, par la force si nécessaire, une réalité défavorable.

Car selon le mythe officiel, qui doit tout justifier, Israël a été fondé «pour un peuple sans terre sur une terre sans peuple». Toutes les impossibles contradictions contenues dans cette formule éclosent dans le sang et feu depuis le 7 octobre, et bien avant cela en réalité. Un peuple sans terre: certainement les Juifs n’avaient pas de pays, mais si le but d’Israël était d’offrir enfin la sécurité aux Juifs, comment on est-on parvenu à faire de ce pays l’endroit au monde où les Juifs sont le plus en danger. Et une terre sans peuple: d’où viennent alors ces millions de Palestiniens, dont le nombre croît plus rapidement que le nombre de Juifs.

Ainsi vit et survit Israël depuis 75 ans, selon des concepts et des obligations qui le contraignent à une politique violente et très incertaine d’épuration ethnique constante, ce dernier mot est crucial. Lorsque la Croatie a chassé les Serbes de son territoire en août 1995, la question était réglée une fois pour toutes. Il en va ainsi, généralement, des épurations ethniques. Si l’on décèle une absence de projet clair en Israël et un flou sur ses buts stratégiques, c’est que ceux-ci sont littéralement indicibles. Car pour obtenir et maintenir leur équilibre de 80-20, Israël n’a d’autre choix que de poursuivre et d’intensifier cette politique d’épuration ethnique constante: démoraliser, chasser, déposséder, emprisonner les Arabes de Cisjordanie et de Gaza devient ainsi non pas un malheureux dégât collatéral, mais le but même de tout gouvernement israélien.

En sortant d’un café de Jérusalem avec l’ancien Grand rabbin de France Gilles Bernheim, je n’avais pu retenir mon émotion: «Quand on connaît ces millénaires de très haute culture juive, ces foules de philosophes, de musiciens, d’hommes d’Etat, d’écrivains, comment peut-on accepter ces comportements en Cisjordanie et à Gaza! On attend d’Israël d’être digne de l’histoire de son peuple, de se comporter comme l’adulte dans la pièce!» Bernheim, avec ses yeux aqueux et mélancoliques, m’avait regardé, puis il avait baissé la tête et était resté silencieux pendant un temps qui m’a paru infini. Enfin, de sa voix douce, il a conclu: «Je n’ai rien à ajouter à ce que vous avez dit».

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