Au-delà de la guerre, la détresse annoncée en Ukraine

Publié le 2 juin 2023
Professeure de sociologie des médias, Olga Baysha a grandi et étudié à Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine. Puis aux USA, à l’université du Colorado où elle a passé son doctorat. Elle pratique aujourd’hui à l’Ecole de sciences économiques (HSE) de Moscou. Elle nous donne ici son point de vue sur les perspectives d’avenir à propos de la condition sociale en Ukraine, dans un contexte de disparités extrêmes, de corruption, et d’influence des oligarques. Un regard parmi d’autres. 

Olga Baysha, professeure de sociologie des médias


Personne ne sait aujourd’hui sur quels territoires l’Ukraine pourra garder le contrôle après la fin de la guerre. En outre, personne ne peut dire avec certitude s’il y aura une «fin de la guerre». D’horribles combats sanglants – comme la bataille de Bakhmut, qualifiée de «hachoir à viande» – pourraient s’arrêter dès cet automne, après un affrontement décisif. Mais les hostilités de faible intensité peuvent se poursuivre le long des lignes de contact pendant des années, comme ce fut le cas pendant la guerre du Donbas de 2014 à 2022. Cette évolution est tout à fait possible, et si la guerre de ce type se poursuit, elle aura des effets extrêmement néfastes sur l’économie ukrainienne et le bien-être des Ukrainiens ordinaires. L’Ukraine dépend désespérément des prêts et subventions étrangers pour rester à flot. Elle a besoin de la paix pour reconstruire son système économique et donner un élan à son développement; elle a besoin que les réfugiés ukrainiens rentrent chez eux et reconstruisent leur pays. Mais si une paix réelle n’est pas établie, de nombreux Ukrainiens pourraient ne pas vouloir rentrer chez eux; ils pourraient vouloir s’établir en Europe ou dans d’autres parties du monde, où ils ont trouvé refuge. En outre, si un conflit de faible intensité se poursuit, on ne peut guère s’attendre à ce que les Ukrainiens soient en mesure de lutter pour leurs droits sociaux: comme c’est le cas actuellement, toute tentative de critiquer le pouvoir et de protester en temps de guerre sera considérée comme apportant de l’eau au moulin de l’ennemi et sera réprimée.

Parallèlement, le radicalisme ukrainien et l’intolérance à l’égard des autres cultures, qui fleurissent en Ukraine depuis le coup d’Etat de Maïdan en 2014, ne feront que se renforcer. Ce que nous observons aujourd’hui, c’est le processus d’éradication de tout ce qui est lié à la culture russe, malgré le fait que les Russes constituent le deuxième groupe ethnique d’Ukraine. Les temples de l’Eglise orthodoxe russe (celle du patriarcat de Moscou, opposée à celle du patriarcat de Kiev) sont retirés de leurs communautés et les ecclésiastiques sont poursuivis; les livres d’auteurs classiques russes sont retirés des bibliothèques et détruits; les monuments érigés en l’honneur de personnages historiques dont les noms sont liés à l’histoire commune de l’Ukraine et de la Russie sont démolis; et ainsi de suite. Les russophones n’ont aucun pouvoir dans l’Ukraine d’aujourd’hui – aucun parti ne représente leurs intérêts, simplement parce que tous les partis d’opposition ont été interdits. Cela ne signifie pas que les gens ne peuvent pas parler russe dans la vie de tous les jours, bien que les représentants de certaines professions soient harcelés en permanence par des «activistes» parce qu’ils utilisent la langue russe au travail: enseignants, vendeurs, policiers, etc. Au niveau des ménages, la langue russe est largement utilisée, et dans les régions du sud-est de l’Ukraine, on peut l’entendre partout. En fait, les analystes ukrainiens les plus intéressants dont je suis les chaînes YouTube parlent russe. De temps en temps, ils critiquent même le gouvernement ukrainien pour sa politique culturelle bornée; mais ces voix sont marginales et ne représentent pas le courant dominant.

Il est clair qu’un tel environnement social est un terreau fertile pour le populisme autoritaire. L’Ukraine est présentée par ses dirigeants comme une entité culturelle totalement unifiée, dont seuls les collaborateurs et les traîtres sont exclus (je développe ce thème dans mon nouveau livre War, Peace, and Populist Discourse in Ukraine qui sortira en juin). Même si un autre dirigeant arrive au pouvoir, je doute très sérieusement qu’une politique alternative soit formulée. La société ukrainienne a été fortement traumatisée par la guerre en cours; la culture du radicalisme n’a fait que se renforcer et il est difficile d’imaginer que le niveau d’antagonisme diminuera.

Je dis «si un autre dirigeant arrive» parce qu’il y a de fortes chances que Zelensky soit écarté du pouvoir si la guerre est terminée sous telle ou telle forme et que l’accent est mis sur les problèmes économiques. A la veille de cette guerre, la cote d’approbation de Zelensky n’était que de 17%, précisément en raison de l’incapacité de son équipe à s’attaquer aux problèmes économiques. C’est la guerre qui l’a fait passer du statut de réformateur néolibéral malheureux à celui de héros national. La fin de la phase chaude de la guerre lui enlèvera son auréole, non seulement à cause du désastre économique dans lequel l’Ukraine d’après-guerre sera plongée, mais aussi parce que la Russie pourrait sortir de ce conflit avec de nouvelles régions ukrainiennes. Les gens pourraient alors se demander quel était l’intérêt de ne pas mettre en œuvre les accords de Minsk. Selon eux, le Donbass était censé continuer à faire partie de l’Ukraine dans un statut de large autonomie. Non seulement la non-application des accords par Zelensky a déclenché une véritable guerre, mais elle a également entraîné la perte de nouveaux territoires. Il existait une alternative au désastre en cours, et les gens pourraient commencer à s’en rendre compte. 

Certains acteurs politiques de droite en Ukraine (Petro Poroshenko, Viyali Klitchko et quelques autres) ont déjà commencé à mobiliser leurs ressources politiques pour lutter contre Zelensky lors des prochaines élections présidentielles qui, conformément à la Constitution de l’Ukraine et à la loi ukrainienne «sur les élections du président de l’Ukraine», devraient se tenir le 31 mars 2024. Ces élections pourraient ne pas avoir lieu si la loi martiale est maintenue, ce qui est dans l’intérêt de l’administration de Zelensky.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Culture

Ecrivaine, éditrice et engagée pour l’Ukraine

Marta Z. Czarska est une battante. Traductrice établie à Bienne, elle a vu fondre son activité avec l’arrivée des logiciels de traduction. Elle s’est donc mise à l’écriture, puis à l’édition à la faveur de quelques rencontres amicales. Aujourd’hui, elle s’engage de surcroît pour le déminage du pays fracassé. Fête (...)

Jacques Pilet

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

Netanyahu veut faire d’Israël une «super Sparte»

Nos confrères du quotidien israélien «Haaretz» relatent un discours du Premier ministre Benjamin Netanyahu qui évoque «l’isolement croissant» d’Israël et son besoin d’autosuffisance, notamment en matière d’armement. Dans un éditorial, le même quotidien analyse ce projet jugé dangereux et autodestructeur.

Simon Murat

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet

Coulisses et conséquences de l’agression israélienne à Doha

L’attaque contre le Qatar du 9 septembre est le cinquième acte de guerre d’Israël contre un Etat souverain en deux ans. Mais celui-ci est différent, car l’émirat est un partenaire ami de l’Occident. Et rien n’exclut que les Américains aient participé à son orchestration. Quant au droit international, même le (...)

Jean-Daniel Ruch

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan

La fin du sionisme en direct

La guerre totale menée par Israël au nom du sionisme semble incompréhensible tant elle délaisse le champ de la stratégie politique et militaire pour des conceptions mystiques et psychologiques. C’est une guerre sans fin possible, dont l’échec programmé est intrinsèque à ses objectifs.

David Laufer

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet
Accès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête
Accès libre

La politique étrangère hongroise à la croisée des chemins

Pour la première fois en 15 ans, Viktor Orban est confronté à la possibilité de perdre le pouvoir, le parti d’opposition de Peter Magyar étant en tête dans les sondages. Le résultat pourrait remodeler la politique étrangère de la Hongrie, avec des implications directes pour l’Union européenne.

Bon pour la tête