La revanche du Sud

Publié le 6 février 2019

Malgré la position du gouvernement actuel, qui souhaite barricader les ports, le Sud a toujours été une terre d’accueil. – © Florence Perret

L’oncle chômeur et alcoolique, le frère criminel et la grand-mère apathique. C’est l’image que les Italiens du nord du pays ont de leurs voisins du bas, si on en croit ces derniers. Pourtant, c’est bien le Sud qui se démarque par son accueil et sa manière de recevoir les arrivants, qu’ils soient touristes ou migrants.

Le sud de l’Italie n’est censé être que vapeur des relents du Nord. Bande de rustres campagnards illettrés évoluant, plus mal que bien, si loin de la capitale. Si loin de la culture. Si loin des couleurs, des valeurs et des formes qui rendent à l’Italie son influence historique. Milan, Venise, Florence… Le design, la mode, l’abondance. Et puis, au bout de la Botte il y a le Sud. Celui qui a toujours vu passer tant et tant de destinées. Géographiquement, «il a toujours été le lien entre l’Orient et l’Occident», comme l’a récemment rappelé le maire de Brindisi, Riccardo Rossi, qui compte bien tout faire pour maintenir cette ouverture.

C’est également ainsi que le voit le vendeur de troc sénégalais qui fait le tour des festivaliers à Novoli, petit bled aux alentours de Lecce, où se déroule tous les ans une fête du feu (Focara di Novoli, ndlr). Selon lui, qui est déjà passé par Milan et qui parle parfaitement l’italien, la différence est tangible. Le Sud, culturellement plus accueillant, a toujours été confronté aux allées et venues de voyageurs, plus ou moins volontaires. La situation est d’autant plus flagrante depuis plusieurs années avec les arrivées de migrants qui, pour une bonne partie, se retrouvent ensuite à arpenter les rues, démunis.

Contrairement à l’image du dealer que l’on a en Suisse, les migrants du sud de l’Italie semblent s’être tenus éloignés du trafic de drogues. Selon mes constatations et les témoignages recueillis, ici ce sont «les Blancs» qui dealent. Les mafias italiennes et celles des pays de l’Est se partagent le marché. Ici, «les Blacks» que l’on croise dans les rues vendent des bonnets, des écharpes, des bibelots et des colifichets en tous genres. A Lecce, des Sénégalais ont même monté une maison d’édition et ils vous alpaguent dans les ruelles pour vous vendre des livres en italien et en français.

L’œil des migrants

Si les témoins que j’ai rencontrés souhaitent rester en dehors du commerce illégal, cela ne veut pas dire que tous y parviennent. «C’est surtout les anglophones qui vendent de la drogue», m’explique Abdou, un Sénégalais de 31 ans qui s’occupe de la propriété de deux Suissesses, à Carovigno. Peintre de formation, Abdou a quitté son pays d’origine en 2010 pour aller chercher du travail en Libye. Après être parvenu à sortir des prisons libyennes, le jeune homme a travaillé pendant huit mois avant que la guerre n’éclate et qu’il se retrouve face à un dilemme: la route ou la mer. Abdou, comme tant d’autres, a choisi la mer, plus par élimination que par désir, car l’Europe ne l’avait jamais attiré. Il s’est retrouvé à Lampedusa après cinq jours à dériver sur la Méditerranée. Il est parvenu à se débrouiller grâce à des petits boulots, jusqu’à trouver celui qu’il exerce aujourd’hui et qui lui assure sécurité et stabilité. Mais, depuis l’adoption du «décret Salvini» qui annule la protection humanitaire accordée aux migrants, Abdou est inquiet. «Pour les autres migrants et pour l’Italie», confie-t-il. Les Sénégalais ne sont pas considérés comme des réfugiés politiques, car leur pays n’est pas en guerre, mais ce sont bien les conflits qui ont précipité le destin des réfugiés comme Abdou: «S’il n’y avait pas eu la guerre en Libye, je ne serais jamais venu. Sous Kadhafi tout allait bien. C’est la guerre qui nous a conduits ici. Une fois arrivés, on se rend compte que ça n’en valait vraiment pas la peine.»

«Je soutiens Salvini, même si je n’approuve pas les termes qu’il emploie.»
Takam

Takam, un Camerounais de 28 ans, est arrivé en Sicile il y a près de deux ans. Aujourd’hui, il vit dans un centre pour migrants d’Ostuni – un de ceux que Matteo Salvini n’a pas encore fait fermer – aux côtés de Maliens, de Gambiens et de Pakistanais, mais aussi d’autres Camerounais et Sénégalais. A la recherche d’un emploi (le dernier qu’il a trouvé lui a laissé un goût amer, puisque le patron d’un restaurant l’a exploité sans le payer, ndlr), Takam attend le résultat de son recours auprès de l’administration après le rejet de son dossier de demande de papiers. Parti du Cameroun «à cause de menaces», le jeune homme n’avait pas l’intention de rejoindre l’Europe. Selon lui, il s’est retrouvé embarqué dans un groupe d’autres migrants refoulés d’Algérie et a suivi le mouvement depuis la Libye. Cette expérience, il ne la souhaite à personne et c’est une des raisons pour lesquelles Takam comprend et soutient la politique de Salvini. «Je ne peux pas encourager les gens qui le font (traverser la Méditerranée, ndlr). C’est vrai que Salvini a des mots durs à propos des migrants, mais il veut le bien des Italiens. Il faut savoir le prendre. Je le soutiens, même si je n’approuve pas les termes qu’il emploie.»

Takam vit dans un centre situé derrière la gare d’Ostuni. © Florence Perret

Selon Takam, il est parfaitement normal que le ministre de l’Intérieur souhaite fermer les ports et partager la charge des arrivées de réfugiés. En somme, les sauvetages encourageraient les départs. «Si les autres pays refusent de laisser entrer les bateaux de secours, pourquoi l’Italie devrait-elle accepter? s’interroge-t-il. La véritable issue est d’informer les Africains que l’Europe n’est pas l’Eldorado. Il faut que les ONG fassent passer le message et cessent d’encourager cela. Il faut les empêcher d’aller sur l’eau.»

Comme Takam – et contrairement à la position souvent relayée par les médias – beaucoup pensent que le gouvernement actuel agit pour le bien de la population et notamment de la plus pauvre, avec l’adoption, en janvier dernier, du revenu de citoyenneté et de la réforme des retraites. Dans le Sud, qui affiche un taux de chômage important (20% contre 8% au Nord annoncés en 2017), cette proposition a su faire mouche. Cependant, cette partie du pays ne va pas aussi mal que son voisin d’en haut aime à le dire. Notamment grâce au boom touristique et à l’amélioration de sa réputation. Le Sud châtié, tant décrié, tant accusé, tant relégué au rang de paria, veut prendre sa revanche.

Aujourd’hui, le Sud a su démolir le plafond de verre. Matera, la grandiose, véritable chrysalide, en est le porte-drapeau. Longtemps considérée comme «la honte de l’Italie» elle a été désignée capitale européenne de la culture pour 2019, braquant les projecteurs du continent sur le bout de la Botte. Le tourisme a toujours représenté une part importante de l’économie dans cette région, mais jamais autant qu’aujourd’hui.

Cette revanche galvanise même les expatriés. L’Italie du sud voit revenir les jeunes qu’elle avait laissé partir. Armés du bagage de la découverte, de l’apprentissage d’autres savoirs et d’autres langues, beaucoup de jeunes reviennent désormais pour participer à la restauration de l’image de leur région. «Le problème du Sud était le manque de compétences des jeunes, explique Saverio, devenu guide touristique à Craco. Moi je suis parti pour apprendre et j’ai souhaité revenir parce qu’il y a beaucoup de choses à faire pour rétablir la situation.»

Comme Saverio, beaucoup de jeunes reviennent et profitent de l’intérêt retrouvé du monde pour leur bout de pays afin de devenir guides, influenceurs touristiques sur les réseaux sociaux, ou ouvrir des auberges, des bars et des Bed and Breakfast. Reprendre le flambeau de leurs aînés. Les absents sont devenus des présents qui ont cessé d’attendre.


A lire aussi:

Salvini, cet accident de l’histoire – Amèle Debey

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