Israël-Hamas: le mouvement pour la paix a-t-il été assassiné le 7 octobre?

Publié le 10 novembre 2023
En Israël, le mouvement pacifiste et l’activisme anti-occupation, déjà en recul avant les attaques terroristes commises par le Hamas le 7 octobre, risque désormais de disparaître totalement.

Anne Lene Stein, Lund University


Bon nombre des personnes assassinées le 7 octobre étaient des habitants de kibboutz, des collectifs résidentiels du sud d’Israël, dont les membres ont traditionnellement tendance à soutenir les initiatives de paix et les droits des Palestiniens, et à s’opposer à la colonisation ; certaines d’entre elles étaient des activistes et travailleurs communautaires très connus. L’une des personnes disparues est la militante israélo-canadienne Vivian Silver, 74 ans, qui fut en 2014 l’une des fondatrices du mouvement pacifiste israélien Women Wage Peace.

Après le 7 octobre, Dorit Rabinyan, membre du conseil d’administration de plusieurs organisations de gauche opposées à l’occupation israélienne de la Cisjordanie, a déclaré au New York Times :

« Je sais que ce n’est pas noble de ma part, je sais qu’il y a de la souffrance de l’autre côté, mais l’autre côté a pris des otages et a massacré si violemment, avec un tel entrain, que ma compassion est en quelque sorte paralysée. »

Même la gauche israélienne réclame désormais des représailles militaires. L’attaque du 7 octobre n’a pas seulement ébranlé le mouvement pacifiste ; elle a également suscité des interrogations sur son avenir.

Un espoir en berne

Je viens de rentrer d’Israël et de Palestine, où j’ai effectué des recherches pendant dix ans sur l’activisme pour la paix dans la région. En Israël, j’ai assisté à de nombreuses manifestations israélo-palestiniennes conjointes visant à dénoncer l’occupation de la Cisjordanie. J’ai également assisté à des événements israélo-palestiniens communs, tels que la cérémonie commémorative annuelle en l’honneur des victimes aussi bien israéliennes que palestiniennes du conflit.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Dans le cadre de mon récent travail de terrain, j’ai eu de longs échanges avec de nombreux militants palestiniens et israéliens pour la paix et contre l’occupation. Une chose m’a frappée : alors que ces gens espèrent la paix et y travaillent, ils ne prononcent que très rarement le mot « paix » lui-même.

Comme le dit Yael (le prénom a été changé), une activiste israélienne :

« Les Israéliens ne savent plus imaginer la paix parce que les gens ici ne savent plus imaginer une autre réalité que celle existante. »

Noam (le prénom a été changé), un Israélien qui milite contre la colonisation, m’a dit la même chose lors d’une manifestation hebdomadaire contre l’expulsion de Palestiniens dans le quartier palestinien de Cheikh Jarrah, à Jérusalem-Est :

« Je crois que les gens parlent plus de la fin de l’occupation que de la paix. »

Miriam (le prénom a été changé), une militante palestinienne d’une trentaine d’années, explique pourquoi il est devenu plus difficile pour les jeunes de parler de paix :

« Le niveau de haine est si élevé parce que la jeune génération n’a pas vu ce que notre génération a vu. Nous avons vécu la première et la deuxième Intifadas, et même à cette époque, nous avions un espoir. Cette génération n’a pas un tel espoir, que ce soit côté palestinien ou côté israélien. »

Des chercheurs ont montré qu’il n’y a plus eu de mouvement de paix aux contours clairs en Israël depuis de nombreuses années, certains affirmant que ce mouvement avait quasiment disparu après la deuxième Intifada (2000-2005).

Certains militants décrivent les années qui ont suivi cette période comme marquées par le désespoir et une profonde désillusion à l’égard des propositions des accords d’Oslo (1993-1995), une tentative de règlement négocié entre le gouvernement israélien et l’Organisation de libération de la Palestine, qui devait aboutir à la reconnaissance d’Israël par les Palestiniens et à l’exercice d’un pouvoir autonome palestinien sur la Cisjordanie et la bande de Gaza).

Malgré tout, il existe encore des organisations qui œuvrent en faveur de la paix, comme le groupe palestino-israélien Combatants for Peace et le collectif d’activistes israéliens Free Jerusalem. Ils sont toutefois de petite taille et ne disposent que de maigres ressources.

La colère contre les activistes

Les actions des différents gouvernements israéliens qui se sont succédé au cours des quinze dernières années ont joué un rôle central dans le rétrécissement de l’espace dévolu à la société civile, aux organisations de défense des droits de l’homme, aux militants anti-occupation et aux mouvements pour la paix. En 2016, la Knesset, le parlement israélien, a adopté une loi obligeant les ONG qui recevaient plus de 50 % de leur financement de la part d’organisations étrangères à rendre compte publiquement de l’origine de leurs subventions. Des campagnes massives ont également été menées pour détériorer l’image des militants auprès de l’opinion publique israélienne.

La façon dont certaines organisations militant pour la paix ont été qualifiées de « traîtres », de « collaborateurs des terroristes » ou d’« agents étrangers » par des responsables politiques et des groupes de réflexion de droite en est un exemple. Par exemple, en 2015, le mouvement de droite israélien Im Tirtzu (« Si vous le voulez ») a accusé les ONG israéliennes de défense des droits de l’homme d’être des « agents étrangers » et de saboter activement les efforts israéliens en matière de lutte contre le terrorisme. L’espace réservé aux défenseurs des droits des Palestiniens, et spécialement à ceux qui appellent à la fin de l’occupation de la Cisjordanie, s’est donc progressivement réduit.

Aujourd’hui, malgré la douleur, le chagrin et l’incrédulité engendrées par les atrocités du 7 octobre, certaines organisations israéliennes, et certains citoyens à titre individuel, s’élèvent contre l’opération militaire en cours à Gaza, soulignant que tous les habitants de Gaza ne sont pas coupables ou ne soutiennent pas les attentats.

B’tselem, une organisation israélienne de défense des droits de l’homme, a tweeté le 13 octobre : « Non : Un million de personnes dans le nord de Gaza ne sont pas coupables. Elles n’ont nulle part où aller. Ce n’est pas à cela que ressemble la lutte contre le Hamas. C’est de la vengeance. Et des innocents souffrent. »

Noy Katsman, un militant israélien pour la paix et contre l’occupation, dont le frère Hayim, qui partageait ses convictions, a été tué par le Hamas le 7 octobre, a déclaré dans une interview à CNN : « La chose la plus importante pour moi et pour mon frère est que sa mort ne soit pas utilisée pour justifier le meurtre de personnes innocentes. »

Noy lui-même, et beaucoup d’autres militants, sont désormais pris pour cible dans leur propre communauté parce qu’ils refusent de considérer l’autre camp comme l’ennemi.

Résister à l’attrait de la vengeance

Lors d’un webinaire organisé le 20 octobre par l’ONG israélo-palestinienne Combatants for Peace, des militants palestiniens et israéliens se sont réunis pour réaffirmer leur attachement commun à la paix, à la justice et à la non-violence dans un contexte de guerre. Comme l’a dit la militante palestinienne Mai Shahin :

« Ce système violent ne cesse d’essayer de nous faire croire qu’il est la seule voie possible. S’il est si difficile aujourd’hui aux Palestiniens et aux Israéliens de continuer de discuter, c’est parce que, ce faisant, nous nous attaquons à ce système, qui finira par se briser si nous nous retrouvons, nous associons et agissons ensemble. »

Même si le désespoir et les appels à la vengeance prédominent aujourd’hui, il existe toujours des personnes et des organisations engagées qui s’élèvent contre la politique sécuritaire conduite par Israël et contre les bombardements de civils à Gaza. Comme l’a récemment écrit l’activiste israélienne Orly Noy :

« La vengeance est le contraire de la sécurité, le contraire de la paix et le contraire de la justice. Ce n’est rien d’autre que plus de violence. »The Conversation


Anne Lene Stein, PhD candidate in political science, Lund University

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Politique

La flottille qui sauve l’honneur

Les 40 bateaux chargés d’aide humanitaire en route vers Gaza sont porteurs d’une forte leçon. Alors que les gouvernements occidentaux et arabes feignent de croire à un pseudo plan de paix discuté sans les victimes de cette guerre effroyable, les quelque 500 personnes embarquées en dépit des risques, tiennent bon. (...)

Jacques Pilet

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet

La stratégie de Netanyahu accélère le déclin démocratique d’Israël

Le quotidien israélien «Haaretz» explique comment l’ancien Premier ministre Naftali Bennett met en garde les forces de sécurité et les fonctionnaires contre une possible manipulation du calendrier électoral et la mainmise de Netanyahu sur l’appareil sécuritaire.

Patrick Morier-Genoud

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan

Un dialogue de sourds

La télévision alémanique a diffusé un débat sur le thème «Israël va-t-il trop loin?» entre deux anciens diplomates suisses et deux soutiens d’Israël. Les participants ont échangé leurs points de vue, parfois extrêmes, sans réussir à se mettre d’accord.

Marta Czarska

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

Netanyahu veut faire d’Israël une «super Sparte»

Nos confrères du quotidien israélien «Haaretz» relatent un discours du Premier ministre Benjamin Netanyahu qui évoque «l’isolement croissant» d’Israël et son besoin d’autosuffisance, notamment en matière d’armement. Dans un éditorial, le même quotidien analyse ce projet jugé dangereux et autodestructeur.

Simon Murat

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet

Coulisses et conséquences de l’agression israélienne à Doha

L’attaque contre le Qatar du 9 septembre est le cinquième acte de guerre d’Israël contre un Etat souverain en deux ans. Mais celui-ci est différent, car l’émirat est un partenaire ami de l’Occident. Et rien n’exclut que les Américains aient participé à son orchestration. Quant au droit international, même le (...)

Jean-Daniel Ruch

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan

La fin du sionisme en direct

La guerre totale menée par Israël au nom du sionisme semble incompréhensible tant elle délaisse le champ de la stratégie politique et militaire pour des conceptions mystiques et psychologiques. C’est une guerre sans fin possible, dont l’échec programmé est intrinsèque à ses objectifs.

David Laufer

«Gaza est un concentré de violations des droits humains»

Commissaire général de l’UNRWA, l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient, le Suisse Philippe Lazzarini n’a pas la langue dans sa poche. Il s’exprime ici sur le désastre humanitaire à Gaza, le silence de l’Occident, le rôle de la Suisse qui, (...)

Guy Mettan