Le problème avec les grosses

Publié le 26 mars 2021
D'un côté, les voix du «body positive» s'insurgent contre la dictature de la minceur. De l'autre, médecins et OMS alertent sur la gravité de l'épidémie mondiale d'obésité, porteuse de son lot de maladies cardio-vasculaires, de cancers et de diabète. Et au milieu, les ni grosses, ni minces, qui regardent passer les balles... Oui, nous avons un problème avec les grosses.

D’un côté, des chanteuses, actrices ou influenceuses du monde entier, comme la chanteuse Lizzo, l’actrice Melissa McCarthy, la Youtubeuse française Juliette Katz, la blogueuse mode Gaëlle Prudencio ou Gabrielle Deydier, auteure du livre On ne naît pas grosse, proclament fièrement «Big is beautiful». Porte-voix d’un mouvement «body positive» qui entraine tout sur son passage, elles pointent du doigt la dictature délétère de la «diet culture» qui fait rimer bonheur avec minceur et épinglent sans relâche tout signe de grossophobie dans les médias, sur les réseaux sociaux, à la télévision ou dans les discours politiques. Même la simple expression «être en surpoids» les irrite au plus haut point, puisqu’elle implique qu’il y aurait un poids «normal» et un poids «anormal», donc stigmatisant. Dernière victime en date: l’animatrice Karine Lemarchand qui, croyant rendre service aux grosses en leur offrant une opération bariatrique de réduction de l’estomac gratuite dans une émission de téléréalité intitulée «Opération Renaissance», s’est retrouvée vouée aux gémonies par la communauté même qu’elle pensait soutenir.

De l’autre côté, d’autres femmes, tout aussi grosses, mais qui n’y voient rien de positif, passent leur temps à vouloir maigrir. Des obèses en grande détresse déplorent qu’en Suisse, leur maladie ne soit toujours pas prise en charge par les assurances maladie. Des rapports de l’OFSP chiffrent en milliards de francs le prix payé au surpoids et à l’obésité rien que dans notre pays. L’Organisation Mondiale de la Santé alerte sur une épidémie mondiale d’obésité, qu’elle considère officiellement depuis 1997 comme une «maladie chronique» résultant de multiples facteurs et pouvant entrainer des «complications»: diabète, maladies cardiovasculaires, maladies hépatiques ou rénales, problèmes articulaires, cancers. Les médecins dénoncent une sous-médicalisation de l’obésité, de nombreuses personnes en surpoids ou obèses n’osant pas parler de leurs problèmes dans une société qui valorise la minceur jusqu’à l’obsession.

Alors, doit-on se réjouir que les grosses soient grosses? Doit-on déplorer que les grosses soient grosses? Doit-on célébrer ou s’inquiéter? Etre grosse, au final, est-ce bien — version body positive — ou mal — version médicale et OMS? 

Nous qui souhaitons bien faire, ne savons pas comment ni parler des grosses, ni leur parler.

Nous nous trouvons pris au cœur de ce que les psys appellent deux injonctions paradoxales, soit deux affirmations, ou demandes, qui se contredisent. Exemples faciles: «Soyez spontané!» ou «Ne lisez pas cette phrase!».

C’est un vrai sujet. En 2019, le mot grossophobie, qui désigne les «comportements stigmatisants et discriminants envers celles et ceux qui sont obèses ou en surpoids», a fait son entrée dans le dictionnaire. Tout comme les gender studies ont fait leur entrée dans la recherche et l’enseignement universitaire depuis les années 1980, les fat studies, qui étudient de manière interdisciplinaire la discrimination basée sur le poids dans les sociétés occidentales, sont désormais au programme des universités anglo-saxonnes. Depuis 2020, l’obésité a sa Journée mondiale unifiée contre l’obésité, le 4 mars. But: faire évoluer la vision du public en luttant contre les idées reçues. Mais quelles idées reçues? Qu’être grosse, c’est bien et ça rend heureuse? Ou qu’être grosse, c’est mal et ça rend malheureuse? Lorsqu’au travail, ou chez des amis, ou dans un groupe de parole, nous nous trouvons en compagnie d’une personne obèse, doit-on la féliciter pour sa bonne mine ou l’encourager dans son combat contre la maladie? Comment se comporter «normalement» puisque justement, le «normal» change de définition suivant le camp, que l’on soit «body positive» ou médecin à l’OMS? Si chacune est libre de définir la «norme» qui convient à son épanouissement personnel, pourquoi notre société ne parle-t-elle que de cela — l’apparence, le poids — et pourquoi les troubles des conduites alimentaires explosent-ils dans le monde entier?

Nous qui ne sommes ni maigres, ni obèses, mais banalement banales, regardons passer les balles. Nous aimions nous penser les héritiers du slogan cartésien «Je pense, donc je suis». Désormais, nous vivons sous la devise «Je mange, donc je suis.»


 

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